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Les ventes de tableaux. — Nous avons des gens qui, tout en dépensant quarante sous, ont l’air de dépenser cent francs, et d’autres gens qui, tout en dépensant deux cents francs, passent pour n’avoir jamais dépensé plus de quarante sous. Quand le Musée du Louvre, par exemple, paye une tête d’Antonello de Messine cent treize mille francs, sans compter les frais, le public ne lui sait aucun gré de cet acte de munificence dont il ne comprend pas l’intérêt. En revanche, le public a été douloureusement impressionné en voyant que le Louvre n’avait même pas songé à acquérir à la vente récente du marquis de Villette le portrait par Largillière de Voltaire à trente-cinq ans, lequel a été adjugé pour la modique somme de six mille deux cents francs.

Nous ne possédons en France aucun portrait de Voltaire dans la force de l’âge. Celui qui se trouve au Musée de Versailles n’est qu’un détestable pastiche de la magnifique ruine que nous a laissée de Voltaire le grand statuaire Houdon. De sorte que nous pouvions avoir à peu près pour rien une des peintures les plus intéressantes qu’il soit donné à un Français de contempler, c’est-à-dire l’image de cet homme extraordinaire qui a joué dans l’histoire de notre pays un rôle unique ; et nous nous sommes empressés de laisser échapper cette occasion également unique.

Les gros négociants, pour qui sept et huit font quinze, seront bien surpris de voir qu’une administration qui n’hésite pas à payer cent treize mille francs, cinq pour cent non compris, des tableaux relativement insignifiants, n’ait pas su trouver six billets de mille francs pour l’achat d’un portrait d’une importance aussi capitale que celui de Voltaire par Largillière. Les gros négociants dont je parle seraient bien autrement étonnés si je leur disais que précisément c’est le bas prix de six mille francs qui a empêché qu’il ne fut acheté par le Musée. Si on avait appris que la Russie avait envie du portrait de Voltaire, ou que l’Angleterre avait donné à quelqu’un commission pour le pousser à son compte, nul doute que le Louvre ne l’eût disputé à l’Europe sous le feu des enchères les plus cuirassées. Malheureusement je me suis aperçu qu’en fait de beaux-arts le Louvre s’inquiétait moins d’avoir de belles choses que de damer le pion aux puissances étrangères. Lord Hertford surtout est le Trocadéro qu’on essaye d’emporter, comme l’autre, à coups de billets de banque. Avant d’entrer dans la salle, on demande avec anxiété :

« Lord Hertford doit-il venir à la vente ? »