Page:Gavarni - Grandville - Le Diable à Paris, tome 2.djvu/74

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion



jour séparés par l’Océan, l’un à Paris, l’autre à Washington !… Il y avait ce matin pas mal de monde devant le lion. Il était étendu béatement, la tête contre la grille, les yeux à moitié fermés — un chanoine après le café.

À un moment il se mit à bâiller et sa grande gueule s’ouvrit démesurément, sa crinière s’agita, il étira ses grosses pattes nerveuses et referma les yeux. Il était superbe de calme et de force. — Cependant les spectateurs étaient irrités de le voir dormir ainsi devant eux. On lui jetait des petites pierres et on lui adressait mille injures, — la grille étant en fer forgé et à l’épreuve. — À côté de moi il y avait un petit monsieur chétif, mal bâti, d’une mise extrêmement soignée, peigné, brillant, bien ganté et ayant un parapluie. Il regardait la grosse bête fixement, et pour ainsi dire sévèrement, et répétait avec une impatience visible et constante :

« Allons, voyons… Allons donc ! » Mais comme le roi du désert soulevait à peine les paupières et que ses larges flancs restaient immobiles, le monsieur se retourna brusquement en haussant les épaules et s’en fut.

Je m’en allai aussi, sans lever les épaules toutefois, et je sortis du jardin par la vieille porte qui donne sur les derrières de l’hôpital. J’étais curieux de revoir ce quartier, et je m’y enfonçai avec tant d’enthousiasme, que dix minutes après j’étais perdu.

Je me gardai de demander ma route, comme bien vous pensez, ayant du temps devant moi, et j’errai à l’aventure dans les ruelles. — Vous n’avez pas idée de ce qu’est ce coin de Paris. On est à cinq cents lieues du boulevard des Italiens. Autres têtes, autre population, autre architecture. Des terrains vagues contenus dans des murs qui croulent, des baraques en planches toutes pleines de haillons, puis dans des cours immenses des montagnes de tan jaunâtre que travaillent des hommes demi-nus. Aux petites fenêtres étroites des giroflées, un gilet qui sèche ou une fille qui chante. — Au fond de cette cour de grandes routes sombres où l’on distingue confusément les premières marches vermoulues d’un grand escalier à rampe de bois. — À gauche, au milieu de débris et de planches noirâtres, les enroulements d’une grille Louis XV perdue dans la poussière et les toiles d’araignée. On ne sait où l’on est, on croit découvrir dans la pierre sombre un écusson à moitié effacé, et tout à coup on entend le chant du coq. C’est une vacherie qui est derrière le mur. On fait dix pas et par une petite porte étroite on plonge dans une autre cour. De la paille et des poules, deux espèces de chaumières au pied desquelles croît l’herbe, et, dans le fond, des arbres, un marais, des