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Décidé à ne quitter cet horrible village qu’autant que j’aurais satisfait ma curiosité, je m’adressai à un vigneron occupé à planter des échalas, au bord d’une immense propriété dont j’apercevais le château.

« Comment vous nommez-vous ? lui demandai-je d’abord.

— Caloandre, » me répond-il.

J’en étais sûr.

« Qui vous a donné ce nom ? »

Le brave Caloandre dut s’imaginer que j’appartenais à la police.

« C’est mon grand-père, qui s’appelait aussi Caloandre.

— Et que faisait votre grand-père ?

— Il était vigneron, comme nous, chez le grand-père de notre seigneur, M. le duc de C…, à qui appartient ce château. »

En Picardie le paysan appelle encore le propriétaire, seigneur.

J’étais dans la gueule du sphinx.

« Très-bien, mon brave homme. Et à qui appartenait ce château avant d’être à M. le duc de C… ?

— Ah ! monsieur, il n’est pas sorti de cette ancienne famille depuis plus de trois cents ans. Ce sont de si braves gens ! Tous ces villages que vous voyez là-bas, là-bas !… leur appartenaient aussi autrefois ; mais la révolution !… Ils étaient nos seigneurs, mais bien plus nos seigneurs qu’aujourd’hui. Nous étions leurs enfants ; nous vivions chez eux autant dire. »

J’écoutais religieusement les divagations rétrospectives de Caloandre, qui continua :

« Nous allions faire cuire le pain chez eux ; ils nous gardaient notre vin. Nous leur demandions la permission de nous marier ; puis ils baptisaient nos enfants… »

J’étais roi ! j’avais deviné l’énigme ; j’arrêtai Caloandre sur son dernier membre de phrase. Il est hors de doute que j’étais dans une localité seigneuriale, dans le domaine d’un château possédé jadis par des admirateurs enthousiastes des romans de Mlle de Scudéri, et par des admirateurs qui, par une fantaisie parfaitement parisienne, avaient donné à tous leurs vassaux et vassales, à mesure qu’ils naissaient, les noms qui sont dans la Clèlie, l’Astrée et les romans de chevalerie : noms, on le sait, sous lesquels se cachaient autrefois Louis XIV, le prince de Condé, le dauphin, le duc de Vendôme, Mme Henriette, Le