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APRÈS UN BAL DE L’OPÉRA

Quand, après avoir créé le ciel et la terre, Dieu eut fait l’homme à son image et à sa ressemblance, et qu’il eut donné à cet être de son choix une compagne, il leur dit à tous deux : « Allez et multipliez. » Nous ne serions pas fâché de savoir si le souverain Seigneur de toutes choses, devant qui l’avenir et le présent se confondent, avait dès lors prévu, dans sa sagesse, que de cet homme et de cette femme naîtraient un jour ce qu’on nomme aujourd’hui des débardeurs !

Combien n’a-t-il pas fallu de transformations, de métamorphoses, de révolutions, de chutes d’empires, de progrès bizarres, pour qu’un fils d’Adam, pour qu’une fille d’Ève, aient pu en arriver à ce point de civilisation singulière que comporte l’idée du débardeur actuel !

Que pourrait penser notre premier père, que dirait notre première mère, si, tout courbés qu’ils sont encore ingénument sous le poids d’une faute unique, l’ange, je me trompe, le démon du carnaval, leur offrait un soir, et sans préparation, un billet d’entrée au bal de l’Opéra, et une place le matin à l’une des tables de la Maison Dorée, du café Anglais ou du café Foy ?

Quelles réflexions ne leur inspirerait pas la vue de cet inconcevable pêle-mêle, dans quelle stupéfaction ne les jetterait pas une si exorbitante confusion, et, le premier étonnement passé, de quelles objurgations n’accableraient-ils pas leur postérité en délire !

« Mon garçon, dirait Adam au premier qui lui tomberait sous la main, après notre sottise, Dieu avait daigné laisser sur nos têtes la voûte des cieux ; il y avait allumé, rien que pour nous, d’innombrables soleils ; sous nos pieds, il avait fait pousser la verdure des prés et étendu le sable fin des rivages. Il avait rempli les airs du parfum de mille fleurs, souvenirs embaumés du paradis que nous avions perdu ; le chant des oiseaux, le murmure des eaux, la voix sonore des vents à travers les forêts, nous rappelaient encore, quoique de loin, les concerts des archanges et des séraphins ; car enfin, si déchus que nous fussions, le Seigneur avait entendu que nous serions des hommes, c’est-à-dire les élus de sa création, spectateurs encore dignes d’un si magnifique ouvrage… — Dieu s’est trompé, ou ma race est détruite ; je ne vois ici que des singes, des singes fous et endiablés. Ce que notre maître nous avait donné était-