Page:Gavarni - Grandville - Le Diable à Paris, tome 2.djvu/127

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cent mille francs. Quand le père meurt, un tiers de cette fortune appartient déjà à l’usure ; — le reste est semé d’une main prodigue à tous les vents de la folie. — Que devient alors le dissipateur ? — Les uns se font soldats, — j’en sais un qui est aujourd’hui général ; — les autres se tuent. — Voilà pour les caractères énergiques. — Mais les faibles se laissent dégringoler, échelon par échelon, jusqu’au bas de l’édifice social. — On les voit réformer leur luxe pièce à pièce : — on vend les chevaux, — on vend les tableaux et les meubles de prix, — on fait restaurer par son portier ces délicieux habits de chasse que Renard facturait à 180 francs. — On dine à la Taverne anglaise ; — on a quitté la superbe Léona (qui a peu résisté) ; — on a maintenant, pour cinquante francs par mois, une ingénue des Folies-Nouvelles. — On est triste et mélancolique comme une ruine du moyen âge. — On s’avise, un peu tard, que trois cent mille francs, à 5 p. 100, pouvaient produire quinze mille livres de rente ; — qu’avec cela, un peu de retenue et de simplicité, — une honnête fille au lieu d’une prostituée pour maîtresse, un autre tailleur que Renard, un autre restaurateur que Bignon, — plus d’honnêtes gens et moins de grecs dans sa familiarité, on pouvait vivre éternellement de la vie des égoïstes heureux qui ne prêtent à personne, n’empruntent à personne, tiennent leur budget en équilibre, — dépensent un peu, l’hiver, à Paris, économisent beaucoup, l’été, à la campagne, et, vers leur sixième lustre, épousent la fille d’un commissaire-priseur. — Philosophie tardive ! — Le jour des grandes épreuves s’avance ; — les derniers débris d’un luxe qu’on achète si cher et qu’on vend à vil prix se dispersent chez les brocanteurs ; le papier timbré entre dans la maison. — On ne vit plus que d’expédients ; le mont-de-piété devient le seul et dernier usurier du lion en décadence. — Enfin, un jour, on se réveille sous le coup de to be or not to be : trouver cent sous, ou ne pas dîner !

Cent sous, cela se trouve ; mais il faut dévorer bien des affronts, dépenser bien des paroles inutiles, mettre sa fierté à l’abri derrière des voiles bien transparents : « J’ai oublié ma bourse… Il me manque cent sous-pour acheter une boîte de chocolat, etc. » Cela s’épuise bientôt. Comme on ne rend jamais, on n’en est plus à l’emprunt, on en est à la carotte.

Alors, on se dit que ce qui constitue la carotte et ses humiliations, c’est la modicité de l’emprunt. — On tente des coups plus hardis ; on se rappelle qu’on avait des amis riches, on va les relancer.