Page:Gavarni - Grandville - Le Diable à Paris, tome 2.djvu/105

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La causerie a Paris. — Paris n’est pas mort, car il cause. Depuis quelques semaines, il était un peu somnolent ; — la langue lui est revenue au coin du feu. — Je crois, à vrai dire, qu’une des joies les plus innocentes et les plus douces de la vie est de se trouver réunis, devant une cheminée, quatre au moins, huit au plus, et, là, sans préméditation, sans parti pris, de se laisser dériver au courant d’une causerie facile, sans fadeur, rieuse sans bruit, railleuse sans méchanceté, alerte, actuelle, spirituelle avec bonhomie. — Il est vrai que ce programme est tout simplement l’idéal de l’esprit français, cet esprit que l’on vante partout et qu’on rencontre si rarement. — Ce n’est pas que l’esprit manque en France ; — il court les rues, — mais il court pour se faire voir, — pour se faire admirer. — Il cherche un public, — il pose, et, sur la corde où il exécute ses évolutions, il a parfois des attitudes si tendues, que le public fatigué se retire en disant : « Ma foi ! je préfère les épiciers, qui rasent la terre et n’ont d’autre esprit que de vendre quatre sous ce qu’ils ont payé un sou. » — C’est dans ces heures de découragement qu’on a inventé que le bon sens était plus rare que l’esprit et lui était supérieur. Autre erreur : — le bon sens est partout ; — vous le coudoyez dans toutes les boutiques ; — il vous asphyxie de ses épaisses émanations et de ses lieux communs. — Disons donc que le bon sens sans l’esprit, ce n’est rien, et que l’esprit sans le bon sens, c’est peu de chose. — La force, la puissance, le talent et peut-être le génie, sont dans la combinaison et la mesure de ces deux éléments. — L’esprit, c’est le ballon qui s’élève dans la nue. — Le bon sens, c’est le lest qui lui donne de la consistance, du poids et une direction. — Ce qui est infiniment rare, c’est de rencontrer ces deux éléments combinés dans des proportions exactes. — Trop grossier, le bon sens charge l’esprit et le ramène à terre. — Trop subtil, l’esprit se volatilise et retombe en une rosée qui n’a jamais rien fécondé.

Mais en fin de compte, Paris est le pays du monde où ce merveilleux accouplement se rencontre le plus souvent. — De là est née la causerie française, qui est tout à la fois une puissance, un charme et une littérature. — Partout sur le globe, il y a des gens qui parlent. — Ce n’est qu’à Paris qu’on trouve des gens qui causent. — Mais cet art a ses lois difficiles à déterminer et à définir, instinctives plutôt que formulées. — Aborder un sujet, le traiter sur le ton qui lui appartient, être concis sans sécheresse, léger sans mauvais goût, savoir se dérober quand le terrain devient perfide, tirer au vol le gibier qui passe, résu-