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qui te concernait. Je dois ajouter que son attitude en écoutant mon récit a été convenable…

— Pour ce qui est de M. Totor, me dit gaiement René, c’est bien. Son mal n’est pas sans remède : je briserai ses fers ! Mais parle-moi de Léocadie : qu’en penses-tu ? que dis-tu de mes projets ?

Mlle Léocadie n’est pas la femme que tu avais rêvée, tant s’en faut, lui répondis-je, mais je ne crois pas impossible qu’elle soit ce que tu la juges depuis que tes yeux sont ouverts. Je m’attendais à trouver une conversation cynique et tant soit peu débraillée, comme le style de sa lettre à ton rival ; point ; elle m’a, sans poser, reçu en femme intelligente qui sait au besoin se montrer comme il faut. Elle est fort belle, de la beauté qui convient surtout au théâtre ; l’œil est noir, hardi et même un peu dur, mais on sent qu’il peut s’adoucir et que toutes ses flèches doivent porter. La voix est bien timbrée, flatteuse au besoin, rarement tendre, mais je la crois susceptible, dans la colère ou l’ironie, de devenir très-dramatique. Si pour de bon elle veut travailler, mon avis est qu’il peut en effet y avoir en elle l’étoffe d’une comédienne.

— Cela me suffit, dit René ; dès que je serai sur pied, nous nous mettrons à la besogne. Léocadie comprendra et secondera nos efforts. Ses épanchements avec M. Hector m’en répondent. En la mettant en bonnes mains, elle fera son chemin au théâtre, et je me trouverai moins bête quand tout Paris l’applaudira. »

Je fis, à la prière de René, une seconde visite à Léocadie, et lui exposai les intentions de mon ami sur elle et son plan.

« J’accepte tout, me dit-elle ; remerciez pour moi ce brave enfant. Je crois qu’il est enfin dans le vrai en ce qui me touche. La femme est perdue, mais on peut sauver l’artiste. Il ne dépendra ni de moi ni d’Hector, auquel je suis heureuse de voir qu’il s’intéresse, de donner raison à ses prévisions. Par exemple, car je veux être franche, dites à René que je ne lui promets pas de devenir jamais une sainte. Croit-il que ce puisse être impunément qu’une femme, même forte, ait toute sa vie vécu de raccrocs et d’aventures ? Mais si le cœur que chacun nous prend et que chacun nous rend, Dieu sait dans quel état ! si ce cœur ne se pétrifiait pas dans nos poitrines, si le don incessamment répété de tout notre être ne nous devenait pas forcément une chose indifférente, au lieu d’être les rebuts de la société, nous mériterions d’en être considérées comme les martyrs.

« La passion de l’art s’est éveillée trop tard en moi. L’esprit eût pu conserver la chair ; mais la chair a faim, la chair a soif, la chair a froid