Quel malheur pour un homme que des amours si aveugles ! Si j’étais pire que je ne suis, pourtant, voilà un garçon dont il ne resterait rien dans six mois ; mais je me connais, je le lâcherai un jour ou l’autre. Je n’aurai peut-être jamais eu pour lui un bon sentiment que ce jour-là : je veux qu’un loup me croque s’il m’en sait gré quand cela arrivera.
« Après tout, je lui ai rendu service ; une autre l’aurait ruiné tout à fait, je ne le ruinerai qu’à moitié, et pour son argent je l’empêcherai du moins d’être un niais pour le restant de ses jours. C’est lui qui ne coupera pas dedans souvent après moi !
« Devine ou il m’a menée hier ! Au sermon ! au sermon de M. X***, un fier artiste qui aurait fait un fameux jeune premier si ça avait tourné du côté théâtre au lieu de tourner du côté église. Et avant-hier, à la sainte messe ! Crois-tu que cela fasse plaisir, toi, d’entrer dans les églises avec des consciences chiffonnées comme les nôtres et de se trouver devant Celui qu’on ne peut pas tromper, à côté de ceux qu’il faut qu’on trompe ?
« Je me dis quelquefois que si j’avais rencontré ce René à seize ans !… Mais aujourd’hui c’est du petit-lait.
« Tu me revaudras ce temps de retraite, mon Totor. Ça me reposera de retrouver tout autour de moi ta grosse face rebondie. Ton secret pour m’aller, c’est que tu ne vaux ni pis ni mieux que moi, c’est que nous nous connaissons depuis A jusqu’à Z, c’est que je n’ai plus rien ni à te cacher ni à te montrer ; et si ce n’est pas divin, c’est commode. Être en scène ailleurs qu’au théâtre, se tenir dans le tête-à-tête comme si le rideau était levé et le lustre allumé, quelle scie ! C’est de l’argent gagné que celui qu’on gagne en mentant jour et nuit ! Il doit y avoir des métiers plus doux qu’on aurait bien dû m’apprendre.
« Ah çà ! Hector, est-ce que par hasard j’aurais une espèce de talent ? Mon René n’en veut pas démordre, et, quand je l’entends parler juste des autres, il m’arrive de me dire que ça ne serait pourtant pas impossible que de ce côté-là il vît clair, même pour moi. Il me semble quelquefois que si je n’avais pas honte de dire de belles choses comme si je les pensais, je n’irais, en somme, pas plus mal qu’une autre. Je t’assure qu’en province, quand il n’y a que les banquettes et que je me risque, ça va presque bien. Je me touche quelquefois jusqu’à me faire pleurer. Pourquoi ne ferais-je pas pleurer mon prochain ? il est moins dur.
« C’est dans un de ces moments-là que j’ai mordu messire René. Quelle farce ! Malheureusement, ce n’est pas tous les jours fête, et, ici, on me rirait au nez si je me lançais.