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être autrefois traîné un peu sur la terre, mais ce n’était pas la peine d’en parler. Grâce à René, d’ailleurs, grâce à l’amour, elle était en train de remonter dans l’azur pour n’en plus redescendre.

« Ah ! mon ami, me dit René, je suis le plus heureux des hommes. Quand tu connaîtras Léocadie…

— Léocadie !

— Joli nom, n’est-ce pas ?

— Je m’y ferai, lui répondis-je ; comme nom d’ange, il m’a un peu surpris, mais va toujours.

— Quand tu la connaîtras, reprit-il, tu comprendras mon bonheur.

— Mais enfin, lui dis-je, d’où t’est-il tombé ce bonheur, est-il sûr que ce soit du ciel ?

— Tu te rappelles, me dit René, qu’il y a un mois la vente d’une ferme que m’avait léguée ma tante me força d’aller à Chartres. L’affaire traîna un peu. Je restai deux mois dans la capitale du pays beauceron. Chartres n’est peut-être pas la ville la plus gaie du monde. Quand je m’en fus donné à cœur-joie de manger du pâté de perdreaux de Lemoine à chacun de mes repas et de voir et de revoir la cathédrale qui est superbe, bien qu’elle soit odieusement gâtée presque partout à l’intérieur ; quand j’eus fait deux jours de suite le tour des promenades plantées de très-beaux arbres, où par parenthèse il n’y a personne pendant la semaine et où il y a trop de monde le dimanche, je me demandai avec terreur ce que je ferais de ma seconde soirée.

« Heureusement, c’était un dimanche : une affiche m’apprit qu’il y avait spectacle extraordinaire. Bocage était à Chartres, Bocage devait jouer Antony, ce vrai père de la Dame aux Camélias. Une dame inconnue, une dame du monde, qui avait consenti à paraître devant le public chartrain, précisément parce qu’elle était complètement étrangère au pays, devait seconder le célèbre artiste parisien et jouer à côté de lui le rôle de Mme d’Hervé. La représentation se donnait au bénéfice de la famille d’un pompier qui venait de périr dans un incendie.

« Qu’on parle encore des pressentiments. J’entrai au théâtre, malgré toutes ces promesses, avec un enthousiasme des plus modérés ; je pris ma place en bâillant, et la toile, cette toile qui me séparait à peine de ma destinée, la toile se leva sans que rien m’avertît que mon cœur devait battre.

« Mais bientôt parut Mme d’Hervé. Ah ! mon ami, quels accents ! quels regards ! quelle âme ! quelle vertigineuse et irrésistible beauté ! Mon en-