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II

Ce que je vis alors, je n’ai eu garde de l’oublier.

On aura beau exalter l’amour pour l’amour, il en est de lui comme de l’art pour l’art. Aimer ou écrire à tort et à travers, sans but d’avenir, ce n’est pas l’emploi, c’est le gaspillage de ses forces. Qu’on poétise tant qu’on voudra les appétits du cœur, les maladies de l’âme et le libertinage de l’esprit, qu’on idéalise la débauche, qu’on la pare, qu’on la quintessencie même si l’on peut, il n’en restera pas moins vrai que tant qu’on n’a pas rencontré en face de soi la femme à laquelle on n’oserait pas exprimer un autre désir que celui-ci : « Madame ou mademoiselle, je voudrais bien être votre mari, » on ne se doute pas de ce que c’est qu’une vraie femme.

Faites, par exception, d’une maîtresse un ange, un séraphin, un archange, un objet rare, ce ne sera jamais, quelle que soit votre bonne volonté, qu’un ange déclassé, qu’un séraphin en voie de perdition, qu’un archange de pacotille, qu’un objet rare ayant un défaut, tache ou fêlure, et diminué ainsi des trois quarts de sa valeur première. Car enfin, il faut bien qu’on se le dise et que les dames que cela peut intéresser consentent à l’entendre, quatre-vingt-dix fois sur cent, la maîtresse d’un homme a oublié quelque chose pour en arriver à n’être que sa maîtresse, et, ce quelque chose ne fût-il qu’un mari, c’est beaucoup. Qu’est-ce donc quand, par-dessus le mari, c’est un enfant, une famille, c’est-à-dire tout ce qu’on se doit à soi-même, tout ce qu’on doit aux autres ? Et pourtant, à qui d’entre les faibles mortels n’est-il pas arrivé, au moins une petite fois dans sa vie, de se mettre en frais d’amour de première classe là où des sentiments de seconde catégorie eussent été déjà de la prodigalité ?

Chacun m’accordera qu’il n’est pas facile de faire durer l’amour, même dans les meilleures conditions possibles, celles du mariage, par exemple, — les seules, quoi qu’en disent les gens qui n’y ont pas suffisamment réfléchi, les seules où, soit matériellement, soit moralement, il puisse trouver un air respirable. Pourquoi durerait-il dans des conditions détestables ?

Vous semez la plante délicate de l’amour dans une terre excellente