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« Hélas ! j’ai trop vécu, me disait-il. La vie n’a plus rien à m’apprendre, j’ai vidé la coupe jusqu’à la lie ; quel triste breuvage ! Que ne puis-je t’inoculer gratis mon expérience et t’éviter ainsi d’avoir à mordre aux fruits amers de l’arbre de la science ! Mais non, chacun veut, chacun doit voir par ses yeux ce qui l’attend ici-bas ; ne pouvant mieux faire, je recommencerai la route avec toi et te guiderai. Suis-moi donc. »

René était riche. Quoiqu’il fût blond et de ce blond nonchalant et paresseux qui est le blond féminin, c’était une nature active, enthousiaste, fiévreuse, presque turbulente. Le suivre n’eût pas été facile, s’il eût fallu le suivre à pied ou même en omnibus, selon mes petits moyens, car il allait bon train ; mais René me fit comprendre que quand on a partagé pendant huit ans pensums et retenues on est frères, que ce qu’il avait était à moi, par conséquent ; et que, puisqu’il avait des chevaux, j’avais des chevaux, et de l’argent, j’avais de l’argent aussi.

J’essayai de résister à l’entraînement de cette doctrine ; ce communisme eût été plus de mon goût si j’eusse dû être, dans l’arrangement proposé, celui qui donne et non celui qui prend. Mais une larme brilla dans l’œil bleu de René quand il vit mes hésitations. Il me rappela pathétiquement que pendant de longues années il avait accepté sans scrupule au collège, comme un complément nécessaire à la supériorité de son appétit sur le mien, la ration de pain de mes goûters. Je compris que ma fierté lui semblait un déni d’amitié et que j’allais ajouter à son désenchantement de toutes choses. Je m’attendris et je fus vaincu.

Il résulta de cette défaite que, pendant deux ans, j’oubliai que j’aurais à défendre un jour la veuve, l’orphelin et les banquiers malheureux, pour demeurer le compagnon indispensable du plus candide et du plus fou des hommes.

René était très-joli garçon, de la beauté alors à la mode ; il était pâle et même un peu vert, ce qui était à cette époque de romantisme le comble de la distinction ; il avait l’air intéressant d’un poitrinaire et une constitution robuste, double avantage. Il s’ensuivit que s’il était fort coureur il n’en était pas moins couru. Ah ! mes amis, que de succès et dans tous les prix, soit au propre, soit au figuré ! Que de ravages nous fîmes, lui et moi, non-seulement dans les jardins publics, mais encore dans quelques parterres particuliers !

C’est pendant ces deux années que j’ai appris à connaître les formes variées sous lesquelles l’amour peut s’offrir à quiconque ne songe pas encore à en faire la clef de voûte d’un établissement solide.