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« Que répondront-ils ? Faudra-t-il confier à cet étranger et leur position, et leur histoire, et leur vie tout entière ? Faudra-t-il qu’ils se taisent ? Mais le lendemain cet homme racontera avec vanité qu’il a rencontré M. et Mme Domen ; il les invitera, il les fêtera, jusqu’à ce qu’un de ces parasites qui vivent des anecdotes de la vie de chacun lui apprenne qu’il s’est trompé, ou plutôt qu’on l’a trompé. Ce sera une proscription nouvelle, avec cette accusation de plus qu’ils ont menti. Et cependant ils ont tout fait pour garder au moins la loyauté de leur faute, pour que personne ne s’y trompe. Croyez-vous que cela soit vivre ?

— Hum ! c’est ennuyeux, mais il y a des compensations ; d’abord pour Domen, qui est reçu partout.

— Et qui s’exile de partout. Savez-vous qu’il a ordonné à ses domestiques de lui remettre secrètement toutes ses lettres ; car il peut se trouver, dans leur nombre, une lettre d’invitation à son nom seul, et Mme de Montès subira l’injure et la douleur de cette exclusion. Et si elle apprend cet ordre de son mari, si elle apprend qu’on lui cache les lettres qu’il reçoit, pensez-vous que de prime abord elle y découvrira l’attention dévouée qui cherche à lui épargner un chagrin ? Elle y verra un mystère, une intrigue, un nouvel amour ; elle sera jalouse.

« N’en a-t-elle pas le droit, non point parce que Domen est léger, — inconstant, mais parce qu’elle sait qu’il souffre, qu’il est malheureux ; parce qu’elle sait qu’elle l’enlève à la vie du monde qui devrait être la sienne ; parce qu’elle sait que ne trouvant chez lui que solitude, tristesse, plaintes, il doit aller chercher ailleurs de la joie, des rires, des plaisirs, ce qui est nécessaire à la vie de celui dont le labeur est rude et incessant ; car il travaille sans cesse pour couvrir au moins de luxe l’existence de misère qu’il mène ?

« Après le levain qui a tout aigri dans cette existence, laissons-y pénétrer la jalousie. Ce n’est plus une douleur incessante, mais calme ; ce sont les cris, les désespoirs, les tempêtes, les menaces de suicide, la haine de la vie. Ils s’aiment, monsieur, et ils se pardonnent, et ils se jurent de ne pas céder ni l’un ni l’autre à ce monde qui les écrase avec tant d’indifférence. Domen reparaîtra dans quelques soirées. Il y consent si elle le veut.

« Mais pendant qu’on l’accueille comme un voyageur sur lequel personne ne compte plus, lui faisant ainsi sentir ce qu’il quitte et ce qu’il vient retrouver, que fait la pauvre femme ? Elle attend, elle souffre, elle va et vient dans cet appartement, d’autant plus vide qu’il est plus im-