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que, parce qu’il aura échappé au bagne pendant vingt ans, il sera aussi quitte envers la société que celui qui serait resté tout ce temps lié à sa chaîne, et alors il ne parlera plus avec la retenue d’un homme qui a peur pour lui-même, il sera le maître absolu de cette famille.

« En attendant, poussée par la fatalité de son existence précédente, elle vit le jour comme elle doit vivre pour qu’on ne soupçonne rien, mais elle pleure la nuit. C’est là, au coin du feu, où ils veillent tous les trois, que se passent de longues conférences de larmes, des serments désolés de ne se jamais quitter. Ce n’est pas tout, monsieur, Adèle aime M. de Formont ; elle l’aime parce qu’il est brave, généreux, plein de sentiments élevés, parce qu’elle est fière d’être aimée de lui ; et précisément parce qu’elle l’aime de ce noble et chaste amour, elle ne veut pas le tromper, elle ne veut pas qu’un jour cet homme si pur, d’une famille si honorable, puisse voir se ruer au milieu de son bonheur ce misérable qui se dira le père de sa femme.

« Adèle ne veut plus épouser le comte de Formont.

« — Mais comment faire, mais que dire ? » se sont écriés M. et Mme de Crivelin.

« Et cette enfant, admirable en tout, leur a répondu :

« — Comme c’est pour moi que vous souffrez ainsi, c’est à moi de prendre le blâme et la douleur de cette rupture. »

« Elle a tenu parole, monsieur ; depuis huit jours, cette délicieuse et bonne créature s’est faite impertinente, froide, capricieuse. Elle aiguillonne de mots piquants les colères qu’elle excite par sa froideur ; elle raille les larmes qu’elle fait couler ; elle rit des tourments désespérés de son amant. Mais, comme je vous l’ai dit, l’heure vient où la comédie finit et où le drame commence ; et alors il n’y a pas un seul des tourments qu’elle a causés qui ne lui revienne au cœur plus amer et plus déchirant. Que de larmes douloureuses pour les pleurs qu’elle a fait répandre ! que de cris désolés pour les plaintes qu’on lui a faites ! Le jour, elle souffre de faire le mal ; la nuit, elle souffre du mal qui est fait. Et ce n’est pas tout : M. et Mme de Crivelin voient leur fille perdre chaque jour ses forces dans la lutte qu’elle soutient contre elle-même, contre son amour, contre la douleur qu’elle donne et celle qu’elle éprouve. Ce matin, le médecin l’a trouvée dévorée d’une fièvre ardente, et la voilà malade. Ce n’est rien aux yeux du monde : une indisposition nerveuse qui se calmera ; et la famille des Crivelin n’en est pas moins une famille d’heureux. Et vous tout le premier, vous donnez des coups de poing aux murs parce que la joie de