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« — Je ne blâme rien, répondit l’ivrogne ; je raconte. »

« Il but deux verres de vin, et poursuivit ainsi :

« — Ta ruse réussit à merveille, elle réussit même au delà de tes espérances ; ce ne fut pas seulement ta femme qui fut ravie de cette fille si belle et si charmante ; son oncle, M. de Crivelin, qui ne pouvait te pardonner d’être devenu son beau-frère, s’amouracha de cette enfant, et huit ans après il lui laissait toute sa fortune en te nommant son tuteur, à la condition que tu ajouterais son nom au tien. Voilà pourquoi tu es rentré en France sous le nom d’Eugène Ligny de Crivelin.

« — Mais je n’ai trompé personne. Je n’ai point renié mon nom.

« — Tu en es incapable. Seulement l’habitude t’est venue de supprimer le Ligny, et de t’appeler M. de Crivelin ; et comme j’avais fort peu entendu prononcer ce nom dans ma jeunesse, jamais je n’eusse pensé que le riche M. de Crivelin fût mon ancien camarade de collège Eugène Ligny, si ces jours-ci je n’avais vu, affichés à la porte de la mairie de mon arrondissement, les bans de Mlle Adèle Ligny de Crivelin avec le comte Bertrand de Formont.

« C’est à cet aspect que je me suis demandé comment Adèle, morte à Ancône, vivait à Paris.

« — C’est un mensonge, fit M. de Crivelin, qui crut voir là une espérance d’échapper à cet horrible embarras.

« — Mon bonhomme, lui dit le brigand, ne joue pas un rôle que tu ne sais pas. Je passai à Ancône le lendemain de la mort de ta fille, et tout le monde y parlait de ton désespoir. D’ailleurs, au besoin on retrouverait les actes. Écoute-moi donc avec douceur. »

« Le drôle acheva une seconde bouteille, et reprit :

« — Tu comprends qu’une fois sur cette voie l’histoire de ton roman a été bien facile à faire. Tu avais mis ma fille à la place de la tienne, et maintenant tu en es peut-être arrivé à te persuader de bonne foi que c’est ton enfant.

« — Oh ! oui, fit M. de Crivelin ; c’est mon enfant, ma fille, mon espoir, mon bonheur… Voyons, que veux-tu ? que demandes-tu ?

« — Posons bien la question pour nous bien entendre, reprit le scélérat.

« D’abord, tu m’as volé mon enfant, crime prévu par la loi. Ensuite, pour recueillir l’héritage de l’oncle, tu as produit un extrait de naissance que tu as appliqué à ma fille, lorsque la preuve de la mort de ta fille est à Ancône ; secundo, pour faire publier les bans de la prétendue