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une condamnation infamante pèse sur ta tête. Puisque tu as pu t’échapper de ta prison, profite de ta liberté pour fuir et pour fuir seul. N’entraîne pas un enfant, qui naît à peine à la vie, dans l’existence errante qu’il faut que tu ailles cacher dans un nouveau monde.

« Laisse-moi ta fille. À l’heure où la loi te frappait, le malheur me frappait aussi : ma fille est mourante. Si Dieu me la garde, la tienne lui sera une sœur ; si Dieu me la reprend, ta Marie prendra sa place près de nous. Voici assez d’or pour que tu puisses emporter dans ta fuite les moyens de reconquérir plus tard une fortune honorable. »

« — N’est-ce pas là ce que tu m’as écrit ?

« — C’est vrai, fit M. de Crivelin.

« — Huit jours après, reprit cet homme, tu partais emmenant les deux enfants en Italie, tous deux âgés à peine de deux ans ; tu allais rejoindre ta femme, qui avait été forcée de te quitter pour aller recevoir les derniers adieux et le pardon de sa mère, qui se mourait à Naples. Tu l’avais épousée contre le vœu de sa famille, et cette famille noble t’avait défendu d’assister à cette réconciliation. Ta belle-mère étant morte, tu retournas près de ta femme. Quant à moi, pour mieux assurer ma fuite, je déposai au bord d’une rivière une lettre où je disais que je n’avais pas voulu survivre à ma honte ; et, un mois après ton départ, tu recevais la nouvelle de ma mort. À la même époque, ta fille mourait à Ancône, et tu en faisais la déclaration sous le nom que tu portais alors. Puis tu continuas ton voyage, laissant tous les étrangers que tu rencontrais appeler l’enfant qui t’accompagnait du nom de ta fille. Toi-même, charmé de sa grâce, de sa beauté, de sa tendresse pour toi, tu l’appelais du nom de ton enfant, voyageant lentement, prévoyant avec terreur le moment où il faudrait dire à ta femme que sa fille était morte. Alors, voilà tout à coup une idée qui te passe par la tête. Ta femme, emmenée par son frère, M. de Crivelin, près de sa mère mourante, avait quitté ton Adèle trois mois après sa naissance, à cet âge où le visage des enfants change à chaque année qui se succède, Marie, la fille de Jules Marsilly, mort à ce que tu pensais, ne pouvait-elle, aux yeux d’une mère, remplacer cette Adèle perdue ? Ta femme était malade à son tour ; la nouvelle de la mort de sa fille pouvait la tuer ; tu te décidas à la tromper : Marie Marsilly devint Adèle Ligny.

« — Puisque tu sais si bien le sentiment qui a dicté ma conduite, fit M. de Crivelin, peux-tu m’en faire un crime ?