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Paris ont le droit de laisser leurs traces ; puis une petite table ronde sur laquelle le couvert était mis. Les fourchettes et les cuillers, lourdes, épaisses, résistantes, étaient déformées et ternies ; on sentait que des centaines d’inconnus s’en étaient déjà servis, et que des centaines d’autres s’en serviraient encore. Sur le bord des assiettes, trop solides, était écrit en toutes lettres le nom du restaurant. Tout cela rappela à Raoul un dégoût qu’il avait éprouvé jadis, mais dont il ne se souvenait plus, et il ouvrit les deux fenêtres pour renouveler l’air de la pièce qui sentait le renfermé.

« J’avais oublié tout cela, se dit-il, et je suis bien aise d’être venu, c’est curieux ; » puis il fredonna pour chasser des idées confuses qui lui venaient à l’esprit. Il sentait que sa gaieté s’en allait, il tira sa montre ; il était sept heures un quart, et il avait faim.

« Au fait, si cette lettre était une plaisanterie, je n’y avais pas songé… après tout ce serait pour le mieux. » On était fort gai dans le cabinet voisin, et, au milieu du bruit des assiettes et des verres, il distinguait des éclats de rire. Je ne sais pas trop ce qui lui passa par la tête, mais il s’accouda sur l’appui de la fenêtre et regarda fixement le lac qui était tranquille comme une glace ; les arbres s’y reflétaient au loin et une bonne odeur de bois, par intervalles, venait jusqu’à lui.

« Ma pauvre petite femme, » murmura-t-il.

Il allait sonner, lorsqu’un bruit de jupe de soie se fit entendre dans le corridor. La porte s’ouvrit, une femme entra avec précipitation, et, tout effarée, vint s’asseoir sur le divan. Elle avait un voile si épais qu’il était impossible de distinguer ses traits, mais on devinait dans tous ses gestes l’élégance, et aussi la peur et l’embarras… Raoul resta stupéfait. Il fixait la nouvelle venue et cherchait à distinguer sous le voile. Enfin, il reconnut sans doute des traits qui lui étaient connus, un visage qui lui rappelait des souvenirs encore bien vivaces, car il pâlit extrêmement, et, tout à coup, se précipita dans les bras que la jeune femme lui tendait.

« Dis-moi que tu ne m’en veux pas, s’écria Louise, car c’était elle ; dis-le-moi vite. » Elle releva son voile ; ses yeux brillaient au milieu de grosses larmes.

« C’est moi qui t’ai trompé, » dit-elle tout bas en s’emparant de la tête de son mari. Puis, éclatant de rire malgré les pleurs :

« Vois-tu, je mourais d’envie de manger un filet chateaubriand bien exécuté. »

gustave droz.