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son mari, protestait en mettant du sel, de sorte que Raoul haussait les épaules et s’écriait au bout d’un instant de silence :

« Ma chère, votre cuisinière ne sait pas cuire la viande ; celle-ci n’est pas mangeable. Il n’y a qu’au restaurant qu’on trouve un filet présentable ; » et il poussait une espèce de soupir qui ressemblait à s’y méprendre à un regret continu.

« Il n’y a qu’un mois que vous vous plaignez ainsi, mon ami, je ne comprends pas.

— Vous ne comprenez pas… vous ne comprenez pas… D’abord je ne me plains pas ; remarquez bien… À vous entendre, on croirait que je ne suis content de rien !

— Je ne dis pas cela.

— Vous le laissez supposer du moins… »

Il se faisait un silence ; mais durant ce temps Raoul pensait que tout à l’heure, après le dîner, il irait s’installer dans le salon, n’ayant ce soir-là ni spectacle, ni bal ; qu’il ouvrirait son journal et que tout en lisant il verrait le mouvement régulier de l’aiguille de sa femme et l’éternelle tapisserie à dessins rouge et noir sur fond blanc, et qu’après le journal il reprendrait son livre, et qu’après avoir bâillé trois fois il regarderait la pendule ; que sa femme aurait l’air chagrin en le voyant bâiller, et lui dirait pour l’empêcher de dormir :

« J’ai bien envie de faire ce petit coin-là bleu au lieu de le faire noir ; qu’est-ce que tu en penses, petit homme ? »

Petit homme ! une expression qui l’avait fait pleurer de tendresse et lui semblait absurde à présent. Toutes ces pensées venaient une à une, et à mesure qu’elles arrivaient il sentait sa mauvaise humeur croître, de sorte qu’il reprenait tout à coup avec aigreur :

« Je ne vois pas ce qu’il y a d’extraordinaire à exiger un filet bien cuit.

— Eh bien ! j’ai tort, je veillerai à cela, disait Louise avec un air un peu pincé.

— Vous ai-je dit que vous aviez tort ?… j’ai tort ! Vous avez une singulière manie, ma chère enfant, celle de vous poser en victime continuellement. »

Au fond il se sentait absurde, mais cela était plus fort que lui et la colère lui montait au cerveau, comme la sueur monte au front dans un endroit trop chaud.

« Voyons, Raoul, calmez-vous ; il n’y a pas grand mal dans tout cela.