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naissaient disaient tout bas : « Comme il doit souffrir de se voir ainsi ! » Jamais une parole douce, jamais un bon mot, pas même un sourire accueillant. Mais lui s’y méprenait facilement, et somme toute, dans son for intérieur, il s’avouait franchement qu’il pourrait être plus méchant !

Le plus âgé de ses garçons était un grand jeune homme pâle qui avait poussé comme cela, tout seul. Privé d’affection, à cet âge où l’on en a tant besoin, il avait grandi en liberté, plus souvent au bord du fleuve (car dans mon village la mer n’est pas loin) que sous le toit paternel. À quinze ans, il était matelot et se riait, comme son père, des écueils et des naufrages. Sévère pour lui-même, rigide, quoique nerveux, il promettait.

Le père avait l’œil sur lui, mais le sentiment qui se partageait son âme n’avait rien de cette tendresse affectueuse qui fait germer les grandes et nobles choses ; il y entrait une trop forte dose d’orgueil humain et d’égoïsme pratique. Il était fier de son rejeton, mais en même temps il constatait que la famille diminuait et qu’il ne lui restait plus que les plus jeunes à soutenir.

Le père avait son bateau et le fils le sien. Désunis dans la vie commune de la famille, ils comprirent que le même pont de navire ne pouvait pas les voir enfin se fondre pour ainsi dire l’un dans l’autre et accepter de vivre en termes paisibles, avec des rapports humains. Donc, le père conduisait sa barque, et le fils commandant, seul maître, à bord de son voilier.

Un jour — c’est ici que commence notre histoire — le fils en arrivant à Québec tomba malade. Il avait subi une tempête dans la traverse, les pompes avaient marché toute une longue nuit et lui, le commandant, le premier partout à l’heure du danger comme aux heures de travaux pénibles, de tâches ardues, s’était pour ainsi dire épuisé à maintenir son vaisseau ferme à la mer et à le soulager de la masse énorme d’eau que les vagues hurlantes engouffraient dans la cale déjà bien lestée.

Ayant pris du froid au matin, alors que la tempête cessait de faire rage, il tomba lourdement sur le pont de son navire. La congestion cérébrale venait de le terrasser, lui un lion de mer,