Page:Gauvreau - Au bord du Saint-Laurent, 1923.djvu/34

Cette page a été validée par deux contributeurs.

CHAPITRE V

LE PÈRE ALBANEL


UN ÉPISODE DE 1670



C’était au mois de décembre, cette époque si rigoureuse sous notre ciel du Canada. Pour le riche parvenu, pour l’homme cousu d’or par des transactions plus ou moins honnêtes, c’est le temps du plaisir, des bals enivrants, des repas pantagruéliques, du bien aise énervant. Mais pour le pauvre, c’est l’heure où la morne souffrance l’empoigne en ses serres tenaces, c’est l’heure où sa triste nudité va lui arracher peut-être un cri de haine contre cette part inégale dans la distribution de la richesse ici-bas. Ô riches, allez parfois sous le chaume y contempler le désespoir aux prises avec les souffrances et les tortures de tout genre, allez-y, et si vous en revenez le cœur aussi dur qu’auparavant, mourez, car vous n’êtes pas dignes de vivre !

C’était donc au mois de décembre. Notre fleuve géant semblait dormir sous son épaisse cuirasse de frimas et de glaces. La neige étendait partout son lugubre manteau et les arbres des forêts pliaient sous la pesanteur du givre emprisonnant leurs flexibles rameaux. Sur la pointe nord de l’Île-Verte, qui s’avance en forme de triangle dans le fleuve, quelques cabanes sauvages montrent leur toit d’écorce qui se dessine sur le blanc du sol d’une neige durcie. Ce sont de pauvres Maléchites, Micmacs et Papinachois qui habitent ces froides huttes. Libres enfants des grands bois et des plaines, vivant du produit de leur chasse et de leur pêche, ils sont venus ériger leur tente sur le bord du fleuve, sur la pointe (du moins, c’est tout probable) où est bâti le phare actuel. Sans soucis du lendemain, ils étaient venus là comme ils seraient allés ailleurs, sans compter sur les maux qui désolent l’humanité souffrante.

Le soleil vient de sortir des nuages amoncelés à l’horizon