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2 MAGASIN THÉÂTRAL



La place du Fondouk, à Constantine ; boutiques de chaque côté. À gauche, sur le premier plan, un café more.


Scène PREMIÈRE.


DOMINIQUE, assis à la porte du café ;

Hommes et Femmes arabes ; Juifs et Juives ; Soldats et Colons français,

circulant sur la place ou stationnant par groupes.

Dominique. Ouf ! quelle atroce chaleur ! Ce n’est pas un pays que l’Afrique, c’est un four… Si jamais je deviens bourgeois et propriétaire, je ne prendrai pas mes quartiers d’été à Constantine, bien certainement ! Une température d’œuf à la coque, c’est dur… surtout quand on n’a pour se rafraîchir que du café bouillant ! Enfin, n’importe, chacun doit à sa patrie son sang et sa transpiration (Se levant.) Et puis, outre l’espoir d’être un jour maréchal de France, on jouit de l’agrément de se bûcher avec ces cocos-là quand on les attrape ! (Il montre les Arabes qui se promènent sur la place.) Sont-ils affreux, les brigands, avec leurs barbes de bouc, leurs yeux de braise et leurs teints de revers de bottes !… Faut-il qu’ils soient scélérats pour être si jaunes ! — Ah ça, mais ce damné Juif n’ouvrira donc pas sa boutique ? Voilà deux heures que le lieutenant Maurice d’Harvières, dont j’ai l’avantage de posséder la confiance et de brosser les habits, m’a mis en observation devant cet établissement, et il s’obstine à rester fermé ! Le propriétaire serait-il donc mort ? Dire que dans cette niche, il remue les pierreries par écuellées !… Et il paraît que ce n’est pas là son plus riche trésor : on prétend qu’il a une fille à faire envie aux anges du bon Dieu… ou à rendre jalouses les houris de Mahomet, — façon de parler plus orientale… Sapristi ! le vieux circoncis se fait bien attendre ! Livrons-nous à la consommation, par contenance… (Appelant.) Aya ! Kaouadji ! moricaud !

Paraît un More.




Scène II.

Les Mêmes, LE KAOUADJI.

Dominique. Je voudrais bien prendre quelque chose de frais… de l’eau-de-vie, de l’absinthe ou du kirch… un petit verre de n’importe quoi…

Le Kaouadji. Bôno ! bôno !

Il rentre dans le café.

Dominique, le contrefaisant. Bôno ! bôno ! Je suis sûr que ce paroissien-là se figure parler français ! (Le More lui rapporte une tasse de café.) Encore du café ! Que le diable t’emporte !

Le Kaouadji. Bôno !

Dominique. Tu n’as donc rien dans ton satané taudis ?… Pas de bière, pas de glaces, pas de limonade !

Le Kaouadji. Maka’ch… Kaoua, kaoua…

Il rentre.

Dominique. Du café, du café… voilà la huitième tasse que je prends… Ça me rendra nerveux à la fin !

Il s’assied en grommelant.

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Scène III.


Les Mêmes, BEN AÏSSA.


Ben Aïssa, regardant la boutique du Juif. Tout est fermé encore… et l’heure où s’ouvrent les boutiques du Fondouk est passée depuis longtemps… Léa ne paraît pas… Misérable fou que je suis ! je devrais m’en aller et ne jamais revenir… Un indigne amour que je n’ose m’avouer à moi-même me ramène ici, chaque matin, pour la voir briller, au fond de cette échoppe sombre, comme un soleil de beauté le trahis ma religion j’abandonne ma tribu, mes frères… Par Allah, c’est infâme ! Moi, Mohammed Ben Aïssa, un descendant du Prophète, épris de la fille d’un Juif immonde, d’un chien, qui me dédaigne !…

Dominique, à lui-même. Voilà un gaillard qui considère cette devanture avec une mélancolie suspecte… serait-il préposé comme moi à l’observation de la boutique de Nathan ?… Je vais utiliser mon arabe et tâcher de faire causer ce Bédouin sentimental.

Ben Aïssa. Tenons-nous à l’écart… Que nul au moins ne soupçonne ce qui se passe dans mon âme !

Dominique, l’abordant. Selam aleik ! (Ben Aïssa ne répond pas.) Serait-il sourd, par hasard ? Crions plus fort… Selam aleik !

Ben Aïssa, brusquement. Bonjour !

Dominique. Tiens, il parle français !

Ben Aïssa, faisant mine de s’éloigner. Adieu !

  1. Nota. Les indications sont prises du parterre. Le premier personnage inscrit occupe la gauche. Les changements de mise en scène sont indiqués par des renvois au bas des pages.