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Ben Aïssa. Hasard inespéré ! si Nathan pouvait paraître en ce moment !

Il va jeter un coup d’œil à gauche, tandis que la procession juive descend lentement de l’autre côté ; plusieurs rabbins marinent en avant ; l’un deux tient un livre ouvert à la main ; viennent ensuite deux esclaves portant sur leurs épaules le bouc expiatoire.




Scène VI.


BEN AÏSSA, RABBINS, Juifs et Juives, puis NATHAN, suivi de ses Serviteurs.


1er rabbin, lisant. Le souvenir de la désolation vit dans la mémoire d’Israël… Si je t’oublie, ô Jérusalem, que ma droite s’oublie !

Ben Aïssa. Ah ! c’est lui, c’est lui !

Nathan entre par la gauche, au moment où la têla de la procession aiteint le milieu du théâtre.

les juifs, l’apercevant. Nathan !…

1er rabbin, à Nathan. Pourquoi ce brusque retour ?

Nathan. Un motif impérieux et sacré, un devoir d’honneur, me rappelle à Constantine… Il s’agit de vie et de mort ! Laisse-moi continuer ma route !…

Il se dirige vers la droite.

Ben Aïssa, se plaçant devant lui.[1] Arrête !

Nathan. Qui donc a le droit de me barrer le chemin ?

Ben Aïssa. Moi ! et je te défend de faire un pas de plus.

Nathan. Arrière !… Mais je ne me trompe pas… je te reconnais… Tu es l’homme avec qui j’ai lutté dans cette nuit fatale !

Ben Aïssa. Tu l’as dit : je suis cet homme.

Nathan. Et c’est toi qui oses accuser un innocent ?

Ben Aïssa. Que t’importe ?

Nathan. Il importe à ma conscience, au repos de ma vie… Je le justifierai !

Ben Aïssa. Non !

Nathan. Je n’ai pour cela qu’un mot à prononcer…

Ben Aïssa. Tu ne le prononceras pas !

Nathan. Par Jéhova, je ferai hautement ma déclaration devant tous !

Ben Aïssa. Je t’en défie !

Nathan. Qui pourrait m’en empêcher ?… Défendre une femme contre les violences d’un ravisseur, ce n’est pas un crime, c’est un devoir !

Ben Aïssa. Oui, voilà ce que tu diras, Juif… mais cette femme, que tu connais, tu n’oseras pas la nommer ! et je dirai, moi, que c’était une femme adultère que je poursuivais comme cheik de tribu, comme j’en avais le droit, et que tu voulais soustraire à un châtiment mérité !

Nathan. Eh bien ! les hommes jugeront entre nous… Quelquefois Dieu les éclaire ! (il ses Serviteurs.) Partons !

Ben Aïssa. Attends ! un mot encore qui va te clouer les pieds au sol ! (Lui montrant de la main un des rochers de droite.) Là-haut, sur ce rocher, des gens de mon douas tiennent suspendue au bord de l’abîme, prêt à la lancer au torrent, la femme que tu as défendue contre moi !

Nathan. avec terreur. Ah !

Ben Aïssa. Ose poursuivre ta route, et je donne le signal !

Nathan, à demi-voix. Non, non… tu ne le donneras pas… ce serait épouvantable !… Elle n’est pas là… tu veux te jouer de moi !

Ben Aïssa. Je veux que tu laisses condamner ce Français !

Nathan, se cachant la figure de ses mains. Mon Dieu ! mon Dieu ! que faire ?

1er rabbin, à Nathan. Mais, d’où peut naître un pareil trouble, et que t’importe, après tout, cette Musulmane, cette femme idolâtre ? Quelle périsse, si elle est coupable ! C’est l’innocent que tu es venu défendre, c’est lui qu’il faut arracher à la mort !

Nathan. Hélas !

1er rabbin. Il y va de ton honneur, tu nous l’as dit : hâte-toi donc !

Ben Aïssa, barrant de nouveau la route. Malheureux ! ne le forcez pas à partir !

1er rabbin. Laisse-nous !

Ben Aïssa. Ne l’y forcez pas, vous dis-je ! car cette femme n’est pas une Musulmane… c’est une Juive ! c’est sa fille !

Tous. Sa fille !

Nathan., à part. Ah ! perdu ! perdu !…

Ben Aïssa. Oui, sa fille, qu’il a fait passer pour morte, afin de la donner à ce Chrétien qu’il veut sauver !

1er rabbin, à Nathan. Léa… dont nous avons suivi les funérailles… elle serait vivante !… Tu nous aurais trompés à ce point ! Tu en aurais imposé à tes frères, toi qu’ils ont revêtu d’un caractère sacré ?

Nathan. N’écoutez pas cet homme… c’est le délire de la fièvre qui le fait parler… il est fou ! il ment !

Ben Aïssa. Non, non ; regardez son trouble, sa pâleur, tout le trahit, tout prouve que je dis vrai… l’imposteur, c’est lui !…

Nathan. Calomnie !… je n’ai plus de fille, vous le savez tous… je suis maintenant seul au monde !… Ce misérable m’accuse aujourd’hui comme hier il en accusait un

  1. Les Rabbins, Nathan, Ben Aïssa. (Au mot : Arrête ! la procession interrompt sa marche, et se trouve divisée en deux groupes qui tiennent les côtés de la scène.)