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n’a dis su comprendre… ou plutôt le courage lui a manqué… et c’est elle qu’il préfère ! Ô Maurice ! que ne m’est-il donné de me dévouer pour toi ? tu saurais si celle que tu repousses était digne de ton amour !…

Ben Aïssa entre soutenu par deux Kabyles et suivi de trois autres.

Ben Aïssa, aux hommes qui le soutiennent. Laissez-moi… je puis marcher sans aide… (Bas, à Kadidja.) Eh bien ?

Kadidja. Je l’ai vue.

Ben Aïssa. Qu’a-t-elle dit ?

Kadidja. Elle refuse.

Ben Aïssa. Quoi ! devant le danger qui menace son amant ?

Kadidja. J’ai supplié, adjuré, pleuré ; vains efforts ! elle n’a rien voulu entendre…

Ben Aïssa. Vengeance donc ! vengeance ! — Où est-elle ? réponds !

Kadidja. Elle était ici tout à l’heure.

Ben Aïssa. Ici ! et tu l’as laissée partir ?… n’importe je saurai la retrouver … (Aux Kabyles, restés à l’écart.) Écoutez-moi… (Au moment de leur parler, jetant un cri de douleur.) Ah ! cette blessure…

Kadidja. Grand Dieu, il faiblit !

Ben Aïssa, se remettant. Non, non… ce n’est rien… (Aux Kabyles.) Écoutez donc, et retenez bien mes paroles… Toi, Ben Saïd, tu vas t’aller poster près de la porte d’El-Kantara… Dans quelques instants une femme voilée s’arrêtera sous cette porte… Tu l’aborderas en lui demandant si elle vient pour le Juif…

Kadidja, à part. Que signifie ?…

Ben Aïssa. Sur sa réponse affirmative, tu lui ordonneras de te suivre, et tu la conduiras à l’endroit convenu, et où vous attendrez, vous autres, prêts à exécuter les ordres que je vous ai donnés… Si elle crie, vous la bâillonnerez.

Kadidja, de même. Est-ce un enlèvement ?

Ben Aïssa. Je n’ai pas besoin de vous dire quelle est cette femme ; vous ne devez même pas chercher à le deviner… Qu’il vous suffise de savoir que votre cheik a le droit d’agir comme il le fait… Vous m’avez entendu… allez !

Les kabyles s’éloignent ; un seul reste au fond.




Scène V.


KADIDJA, BEN AÏSSA, un Kabyle.


Kadidja. Quel est ton projet ? que veux-tu faire ?… C’est Léa qu’ils vont saisir ?

Ben Aïssa. Oui. Léa, qui sera mon otage… Léa, pour laquelle je n’ai plus que la haine au cœur, et qui doit, elle-même, assurer ma vengeance !

Kadidja. L’assurer… comment ?

Ben Aïssa. Elle avait écrit à son père pour le prévenir de l’arrestation de Maurice, et réclamer son appui… J’ai fait embusquer mes hommes, qui se sont emparés de la réponse de Nathan, qu’un nègre muet rapportait à Léa… Le Juif annonce qu’il revient sur ses pas…

Kadidja. Ciel ! et qu’espère-t-il ?

Ben Aïssa. Ne l’as-tu pas déjà compris ? justifier celui que j’accuse, l’arracher à la mort…

Kadidja. Il le peut donc ?

Ben Aïssa. Oh ! mais cela ne sera pas… non… non ! Je l’attends au passage… il n’ira pas plus loin ; car je tiens sa fille, et, en sauvant Maurice, c’est elle qu’il perdrait pour toujours !

Kadidja. Qu’oses-tu dire ? Il vient pour sauver Maurice, et tu veux l’en empêcher ?… Tu ne sais donc pas qu’au prix de mon sang, je rachèterais moi-même la vie de ce Français ? tu ne sais donc pas que je l’aime ?

Ben Aïssa. Si je le sais…

Kadidja. Eh bien ! cela ne t’arrêtera-t-il pas ?… le désespoir d’une sœur ne pourra-t-il te fléchir ?… Oh ! tu as bien souffert sans doute tu souffres bien encore, je le sens par moi-même, car tes tourments sont les miens ! Mais à quoi bon cette vengeance stérile ? Frère, la douleur d’aujourd’hui serait du remords demain !… Au nom du ciel, je t’en supplie, épargne-le, qu’il vive ! je l’aime ! je l’aime !

Ben Aïssa. Eh ! que m’importe à moi ?

Kadidja. Oh ! oui, je te prierais en vain, tu es sans pitié !… Mais je cours au devant de Nathan…

Ben Aïssa, lui barrant le passage. Malheureuse ! ne le tente pas… j’aurais encore assez de force pour t’en faire repentir…

Kadidja. Et je te laisserais accomplir cette odieuse vengeance ?… Non, non, je saurai m’y opposer ! Comment ? je l’ignore… Mais mon amour m’inspirera !

Elle s’échappe par la droite.

Ben Aïssa. Va, toutes mes mesures sont bien prises et je ne crains rien de toi !… (Avec douleur, posant la main sur sa poitrine.) Je tremble plutôt de voir ma vie s’échapper par cette plaie ouverte… Mourir, sans être vengé ! oh ! cela ne se peut pas… non… non… la fièvre me soutiendra jusqu’à l’arrivée de Nathan… — Qui vient là ?

Le Kabyle, regardant à droite. regardant à droite. Une troupe de Juifs… des rabbins à leur tête. Quelque cérémonie sans doute… En effet, c’est le jour où ils vont, sur les bords du fleuve, faire leurs ablutions et leurs sacrifices.