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puis que pleurer… c’est affreux ! c’est affreux !…

Il se cache la figure de ses mains, et sanglote.

NATHAN, à part, penché vers Léa. Mon Dieu ! plus je la regarde, plus son aspect m’épouvante !… Sa pâleur livide, ses traits décomposés… Est-ce ben un sommeil qui doit finir ?… Doute horrible ! (S’éloignant du lit avec effroi.) Cette liqueur dangereuse l’aurait-elle endormie pour toujours ! Seigneur ! Seigneur ! est-elle morte ou vivante ?…

Maurice. Si du moins, j avais recueilli sa dernière parole, sa dernière pensée ; si sa main défaillante avait serré la mienne !… (S’approchant de Léa.) Oh ! puisque ta bouche est muette, réponds-moi de la voix de ton âme, réponds-moi qu en mourant, tu croyais à mon amour éternel, à ma douleur inconsolable !… Léa ! Léa ! fais pour moi ce miracle !

Nathan, à part. Toujours immobile !

Maurice. Insensé ! que dis-je ? tout est fini ! la tombe avare garde son trésor, et mes termes ne réchaufferont pas cette main pour jamais glacée !

Nathan, à part. Elle est morte ! elle est morte ! Et c’est pour lui… (S’élançant vers le lit et repoussant Maurice.) Arrière, Nazaréen ! ne profane pas plus longtemps cette chambre mortuaire… Laisse ma fille en paix dans son linceul !

Maurice. Ah ! qu’avant de la quitter, je pose au moins sur son front pâle le baiser de l’adieu suprême !

Nathan, recouvrant vivement le visage de sa fille. Ce que tu demandes, notre religion ne le permet pas… La loi française s’arrête sur le seuil de nos demeures… elle n’interroge et ne compte ni nos vivants ni nos morts… Oseras-tu plus qu’elle n’ose faire ?

Maurice. Oui, je l’oserai… tu ne me priveras pas du triste bonheur que je réclame…

Nathan. Sacrilège ! ta présence ici est déjà un scandale et une impiété ! pour arriver au cadavre de ma fille, tu passeras sur le mien !

Il porte la main à son poignard.

Maurice. Crois-tu donc m’arrêter en agitant ce poignard dans ta main ?… Que m’importe la vie, à présent ?… frappe-moi ! et je mourrai de la main qui peut-être a tué Léa !

Nathan. Malheureux ! tais-toi ! tais-toi !

Maurice. Tu pâlis ! j’ai dit vrai… Oui, c’est toi qui l’as tuée !

Nathan, tirant son poignard et levant le bras sur lui. Misérable ! tu ne le répéteras pas…

Tout le monde rentre précipitamment et jette des cris d’effroi ; plusieurs jeunes gens s’élancent entre Nathan et Maurice et les séparent.

Maurice. Nathan… les miens m’attendent, je pars… mais si je reviens, si je ne suis pas tué, tu répondras de ton crime devant les hommes ! et si je meurs, tu en répondras devant Dieu !…



ACTE TROISIÈME.


Un camp de Kabyles au milieu des montagnes ; site ombragé et pitoresque.




Scène PREMIÈRE.


DOMINIQUE, Kabyles, en sentinelle au fond.


DOMINIQUE. Il est assis sur un débris de colonne, et concasse du maïs dans un mortier de pierre. Piler du kous-koussou à l’usage de messieurs les Bédouins, voilà qui est humiliant pour un homme de cœur ! Il est vrai qu’il n’y pas de ma faute, je devrais être tué j’ai fait les démarches nécessaires… mais je n’ai jamais eu de chance ! — Et mon lieutenant s’est-il crânement battu, celui-là ! un vrai lion déchaîné ! Il se plongeait au milieu du feu, comme si c’eût été un bain pour se rafraîchir… On l’a enfermé, avec son ami, dans un silo, un puits à mettre du blé, un trou affreux, où l’on gèle la nuit, où l’on cuit le jour… Ça n’est pas gai, mais ça prouve du moins qu’on l’estime, tandis qu’en m’appliquant aux travaux domestiques, on a eu évidemment l’intention de me dégrader !… Canailles de Kabyles, va ! s’ils s’étaient contentés de me faire étriller les chevaux, je n’aurais rien dit… le cheval est l’ami de l’homme, et puis c’est un noble animal… Mais me faire astiquer les chameaux avec du goudron, sous prétexte de leur assouplir la peau… ça c’est par trop fort ! Un soldat français pommader ces animaux bossus, ces mayeux à quatre pattes… Ah ! mais non, un instant… ma ka’ch, comme on dit en arabe… — Maintenant, je triture la ratatouille des hommes de garde… Quelle affreuse cuisine ! Ça me rappelle le thé de madame Gibou !