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Maurice. Pauvre Léa !… si encore il était possible de différer cet aveu… mais non, il faut empêcher le mariage qui se prépare, et le seul moyen, c’est de tout révéler à ton père…

Léa. Je n’oserai jamais… son regard sombre me glace… Ô Maurice, toi qui es si brave, parle-lui, viens le trouver demain…

Maurice. Demain ?… par malheur, je ne le puis… j’accompagne un convoi jusqu’à El-Arouch, et je pars au point du jour.

Léa. Ô mon Dieu ! pourvu qu’il ne t’arrive aucun malheur ! ces défilés de montagnes sont si dangereux !

Maurice. Rassure-toi ; le pays est tranquille l’escorte nombreuse, et, si nous rencontrons des Kabyles, à coup-sûr ils auront plus à craindre que nous… Dès mon retour, je viendrai trouver Nathan, je te le promets… — Ah ! l’époque la plus heureuse de ma vie est celle où, blessé, mourant, je te voyais, tous les jours, pencher tes beaux yeux attendris sur ma blessure, hélas ! trop tôt guérie !

Léa. Je crois entendre Bethsabée… Adieu ; ne t’expose pas trop : ta mort serait la mienne !… Va… quoi qu’il arrive, la main de Léa ne se posera jamais dans celle d’un autre que Maurice !

Maurice, après l’avoir embrassée. Allons ! courage et bon espoir !

Il sort par la porte latérale.



Scène III.


LÉA, BETHSABÉE.


Bethsabée, entrant dès que Maurice a disparu. J’ai marché le plus vite que j’ai pu ; mais le chemin est rapide et le soleil brûlant.

Léa. Ma bonne Bethsabée !

Bethsabée. Nathan n’est pas rentré ?

Léa. Non.

Bethsabée. S’il savait que je vous ai laissée seule…

Léa. Cette eau bienfaisante me remettra, je l’espère… Porte la jarre dans ma chambre, où je vais me retirer pour prendre un peu de repos (à part, tandis que Bethsabée porte la cruche) et trouver dans mon amour la force de dire à mon père que je refuse Ben Rabbi… Maurice fera le reste. (À Bethsabée, qui revient.) Merci, chère nourrice, merci !

Elle entre dans sa chambre.




Scène IV.


BETHSABÉE, puis NATHAN, suivi de Nègres et de Servantes chargés de marchandises.


Bethsabée. Ma pauvre maîtresse ! je lui crois le cœur plus malade que le corps… Depuis qu’il est question de ce mariage, sa tristesse redouble, sa pâleur augmente… Je doute fort que le gendre présenté par le père soit celui qu’aurait choisi la jeune fille… Ah ! voici Nathan qui revient.

Nathan, à l’un des Nègres. Montez ces paquets là-haut.

Le Nègre. Oui, maître.

Nathan, à un autre. Toi, Yacoub, dépose là ce ballot… plus doucement donc, maudit muet ! (Le Nègre fait signe que la charge était lourde.) C’est bon… va-t’en… (Tous les Serviteurs entrent dans la maison, excepté Bethsabée.) Bientôt, Dieu merci, je n’aurai plus à m’occuper de ces soins grossiers, et je pourrai me livrer tout entier à l’étude et à la religion (À Bethsabée.)* Il n’est venu personne pendant mon absence ?

Bethsabée. Non, maître…

Nathan. Où est ma fille ?

Bethsabée. Dans sa chambre, où elle s’est retirée tout à l’heure. Elle avait l’air accablé, malade.

Nathan. Depuis quelque temps, sa santé m’inquiète.

Bethsabée. Elle tombe parfois, comme je vous l’ai dit, dans des sortes d’extases dont la durée m’effraye… On dirait alors qu’elle n’appartient plus à la terre et que son esprit poursuit, dans un autre monde, une chimère invisible…

Nathan. Étrange ! étrange, en vérité Il doit y avoir là-dessous quelque mystère… Je vais la voir et l’interroger… Mais on frappe… regarde qui est là.

Bethsabée, entrouvrant la porte du fond. Une femme voilée.

Nathan, à lui-même. Une femme arabe sans doute, car les Juives ne cachent pas leur visage… Que peut-elle me vouloir ?… N’importe… (À Bethsabée.) Fais-la entrer. (Après l’introduction de Kadidja.) Laisse-nous.




Scène V.


KADIDJA, NATHAN.


Nathan. Ce voile, qui recouvre-t-il ? une amie ? une ennemie ?

Kadidja. Regarde.

Nathan. Je ne te connais pas… Que me veux-tu ?

Kadidja. Je veux te rendre un service.

Nathan. Un service ? ceux de ta race ne sont pas habitués à nous vouloir du bien ; tu m’alarmes ! (Avec un rire sardonique.) Un service de Musulman à Juif !

Kadidja. Ne raille pas, tu pourrais t’en repentir.

Nathan. Dis vite le malheur que tu as à m’annoncer.