Page:Gautier Parfait - La Juive de Constantine.djvu/15

Cette page n’a pas encore été corrigée

Léa. Oui, je songeais… je réfléchissais… Ah ! Bethsabée, je ne suis point heureuse ! Mon existence est triste : je me sens isolée… cette maison silencieuse comme la tombe me serre le cœur !… Hélas ! je n ai plus ma mère ! et Nathan, mon père, n’a pour moi qu’un amour qui ressemble à de la haine, tant il est sombre et farouche ! Jamais d’expansion, jamais de douces paroles… toujours un front soucieux, un maintien austère… Il croirait au-dessous de sa gravité d adresser quelques mots indulgents à une pauvre jeune fille tremblante devant lui, et qui ne demanderait qu’à tomber dans ses bras… s’il les ouvrait.

Bethsabée. Pauvre Léa !… Nathan est bon cependant…

Léa. Je le crois… mais ses profondes études sur la Bible et le Talmud, son fanatisme religieux, son aversion pour les Musulmans et les Chrétiens, occupent son âme tout entière… Il ne voit pas que je souffre, que je languis privée d’affections et qu’une incurable mélancolie me dévore !… — Quelle heure est-il maintenant ?

Bethsabée. Quatre heures…

Léa., à part. Si tard ! Je me suis donc bien longtemps oubliée ?… Maurice doit attendre et si je ne me hâte… (Haut.) Bethsabée…

Bethsabée, qui se dirigeait vers la gauche. Chère enfant ?

Léa. Je me sens malade : cet air de feu m’étouffe, mon sang brûle ma tête s’allourdit… L’autre fois, je m’en souviens, l’eau de cette fontaine thermale à qui les Romains ont creusé une voûte sous les rochers du Roummel, m’a procuré un véritable soulagement…

Bethsabée. Je vais regarder dans la jarre s’il en reste encore…

Léa. Elle est vide… Tu serais bien bonne Bethsabée, de prendre cette jarre et de descendre au ravin pour m’en rapporter de fraîche…

Bethsabée. Je ne demande pas mieux… mais je ne sais si je dois… Nathan m’a ordonné de ne pas vous quitter d’une minute…

Léa. Oh ! que je souffre !… Un cercle de feu étreint ma tête !

Bethsabée, après un moment d’hésitation. Allons ! j’y cours… mais, du moins, ne sortez pas d’ici ne vous montrez pas dans la rue.

Léa. Je te le promets.

Bethsabée. Je vais faire diligence, pour revenir plus vite.

Elle met la cruche sur son épaule et sort par le fond.




Scène II.


LÉA, puis MAURICE.


Léa, la regardant s’éloigner et se levant. Il va venir !… mon cœur bat.. Ah ! douce angoisse ! tourment délicieux !… Pourvu que rien ne trouble cette heure si longtemps attendue… Oh ! personne ne le verra, et nul ne songe à surveiller cette porte, qui s’ouvre sur le rempart. (Écoutant.) Son pas… Dieu ! c’est lui ! il approche… le voici !

Maurice, entrant par la porte de gauche.[1] Chère Léa !

Léa. Maurice !…

Maurice. J’ai vu passer Bethsabée, et j’accours !… Un voile de pâleur recouvre ta beauté… tes grands yeux ont un éclat humide… Tu as pleuré !

Léa. J’ai pensé aux obstacles qui s’opposent à notre union…

Maurice. Oui, les différences de religion et de caste, les préjugés de ton père…

Léa. On aurait peut-être pu espérer de les vaincre… mais maintenant…

Maurice. Eh bien ! que veux-tu dire ?

Léa. Que mon père a l’intention de me marier à Ben Rabbi, le fils d’un de ses coreligionnaires.

Maurice. Et tu acceptes ?

Léa. Ah ! Maurice, voilà un mot cruel !… qu’ai-je fait pour le mériter ?… Tu sais bien que je ne veux, que je ne puis être qu’à toi !

Maurice. Pardonne, chère Léa, pardonne à un mouvement de vivacité jalouse…

Léa. Va, ne crains rien… tous mes serments, je les tiendrai… J’oserai, soutenue par mon amour, affronter le courroux de mon père… je me jetterai à ses pieds, je lui dirai tout…

Maurice. Il ne sait donc rien encore ? Tu ne lui as même pas laissé soupçonner…

Léa. Non… L’effroi respectueux qu’il m’inspire a refoulé vingt fois le secret fatal de mes lèvres à mon cœur.

Maurice. Il faut pourtant bien qu’il l’apprenne.

Léa. Oh ! c’est que, vois-tu, sa colère sera terrible !… Dans ta patrie, les Juifs marchent confondus avec les autres ; mais ici, notre race forme un peuple à part, isolé, et qui, par cela même, a gardé sévèrement ses coutumes et ses préjugés antiques… Mon père surtout est rigide, inflexible… Tiens, regarde, ce parchemin que tu vois là suspendu…

Maurice. Eh bien ?

Léa. C’est le livre de la loi… Si je disais seulement à mon père que j’aime un Chrétien, il arracherait ce livre du seuil de sa maison profanée, et ce serait un arrêt de mort pour moi !

    • Maurice, Léa.