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lui récitait tous les sonnets faits sur « la belle matineuse. »

Bientôt après nous étions à Berlin, et un fiacre local nous descendait à l’hôtel de Russie.

Un des plus vifs plaisirs du voyageur, c’est cette première course à travers une ville inconnue pour lui, qui détruit ou qui réalise l’imagination qu’il s’en était faite. Les différences de formes, les particularités caractéristiques, les idiotismes de l’architecture saisissent l’œil vierge encore de toute habitude et dont jamais la perception n’est plus nette.

Notre idée sur Berlin était tirée en grande partie des contes fantastiques d’Hoffmann. Malgré nous, un Berlin étrange et bizarre, peuplé de conseillers auliques, d’hommes au sable, de Kreisler, d’archivistes Lindurst, d’étudiants Anselme, s’était bâti au fond de notre cervelle dans un brouillard de tabac ; et nous avions devant nous une ville régulière, d’aspect grandiose, aux rues larges, aux vastes promenades, aux édifices pompeux, de style demi-anglais, demi-allemand, marqué au sceau de la modernité la plus récente.

En passant, nous jetions l’œil au fond de ces caves aux marches si polies, si glissantes, si bien savonnées qu’on y tombe comme dans un trou de formicaleo, pour voir si nous n’y découvririons pas Hoffmann lui-même, ayant pour siége un tonneau, les pieds croisés sur le fourneau de sa pipe gigantesque, au milieu d’un gribouillis chimérique, ainsi que le représente la vignette de ces Contes traduits par Lœwe-Weymar ; et, en vérité, il n’existait rien de semblable dans ces boutiques souterraines que les propriétaires commençaient à ouvrir. Les chats, d’apparence bénigne, ne roulaient pas des prunelles phosphoriques comme le chat Murr, et semblaient incapables d’écrire leurs mémoires ou de déchiffrer avec leurs griffes une partition de Richard Wagner.

Rien n’est moins fantastique que Berlin et il a fallu toute la délirante poésie du conteur pour loger des fantômes dans une ville si claire, si droite, si correcte, où les chau-