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Cela ne surprend personne que nous en ce merveilleux dix-neuvième siècle.

Le convoi file à travers de grandes plaines bien cultivées que dore le soleil couchant ; bientôt la nuit vient, et avec elle le sommeil. Aux stations, assez éloignées les unes des autres, des voix allemandes crient des noms allemands que l’accent nous déguise et nous empêche de trouver sur le livret ; des gares magnifiques, d’un développement monumental, s’ébauchent dans l’ombre aux lueurs du gaz et disparaissent.

Nous avons dépassé Hanovre, Minden ; le train roule toujours et l’aurore se lève.

À droite et à gauche s’étendaient des plaines tourbeuses sur lesquelles les vapeurs du matin produisaient les plus singuliers effets de mirage. Il nous semblait traverser sur une chaussée un lac immense dont l’eau venait mourir en plis transparents aux bords du remblai. Çà et là quelque bouquet d’arbres, quelque chaumière émergeaient comme des îles, et complétaient l’illusion ; car c’en était une. Une nappe de brume bleuâtre flottant à quelques pieds de terre et frisée en dessus par les premiers rayons de soleil, occasionnait cette fantasmagorie aquatique semblable à la Fata morgana de Sicile. Notre géographie dépaysée protestait en vain contre cette mer intérieure que nulle carte ne signale en Prusse. Nos yeux ne voulaient pas convenir qu’ils se trompaient, et plus tard, quand le jour plus haut monté eut tari ces eaux imaginaires, il fallut la présence d’une barque pour leur faire admettre la réalité d’un cours d’eau.

Tout à coup, sur la gauche de la route, se massèrent les arbres d’un grand parc ; des Tritons et des Néréides apparurent pataugeant dans un bassin ; un dôme s’arrondit sur un cercle de colonnes au-dessus de vastes bâtiments : c’était Postdam.

La rapidité du train nous permit cependant de voir un couple matinalement sentimental, qui suivait une allée déserte du jardin. L’amant avait la facilité de comparer sa maîtresse à l’aurore, et sans doute il