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VOYAGE EN ESPAGNE.

dans la description que dans la réalité, allument la curiosité au plus haut point. Tous les yeux sont fixés avec anxiété sur la fatale porte, et dans ces douze mille regards, il n’y en a pas un qui soit tourné d’un autre côté. La plus belle femme de la terre n’obtiendrait pas l’aumône d’une œillade dans ce moment-là.

J’avoue que, pour ma part, j’avais le cœur serré comme par une main invisible ; les tempes me sifflaient, et des sueurs chaudes et froides me passaient dans le dos. C’est une des plus fortes émotions que j’aie jamais éprouvées.

Une grêle fanfare résonna, les deux battants rouges se renversèrent avec fracas, et le taureau se précipita dans l’arène au milieu d’un hourra immense.

C’était un superbe animal, presque noir, luisant, avec un fanon énorme, un mufle carré, des cornes en croissant aiguës et polies, des jambes sèches, une queue toujours en mouvement, portant entre les deux épaules une touffe de rubans aux couleurs de sa Ganaderia, piquée dans le cuir par une aiguillette. Il s’arrêta une seconde, renifla l’air deux ou trois fois, ébloui du grand jour, étonné du tumulte ; puis, avisant le premier picador, il fondit dessus au galop avec un élan furieux.

Le picador ainsi attaqué était Sevilla. Je ne puis résister au plaisir de décrire ici ce fameux Sevilla, qui est réellement l’idéal du genre. Figurez-vous un homme de trente ans environ, de grande mine et de grande tournure, robuste comme un Hercule, basané comme un mulâtre, avec des yeux superbes et une physionomie comme un des Césars du Titien ; l’expression de sérénité joviale et dédaigneuse qui règne dans ses traits et son maintien a vraiment quelque chose d’héroïque. Il avait, ce jour-là, une veste orange brodée et galonnée d’argent, qui m’est restée dessinée dans la mémoire avec une ineffaçable minutie : il abaissa la pointe de sa lance, se mit en arrêt, et soutint le choc du taureau si victorieusement, que la bête farouche chancela, passa outre, emportant une blessure qui ne