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VOYAGE EN ESPAGNE.

coffre extravagant, percé de toutes sortes de fenêtres de formes contournées et garni à l’intérieur de petits coussins d’un satin qui avait pu être rose à une époque reculée, le tout relevé de piqûres et d’agréments en chenille, que rien n’empêchait d’avoir été de plusieurs couleurs. Ce respectable carrosse était naïvement suspendu par des cordes, et ficelé aux endroits menaçants avec des cordelettes de sparterie. On ajoute à cette machine une file de mules d’une raisonnable longueur, avec un assortiment de postillons et de mayoral en veste d’agneau d’Astrakan, et en pantalon de peau de mouton d’une apparence on ne peut plus moscovite, et nous voilà partis au milieu d’un tourbillon de cris, d’injures et de coups de fouet. Nous allions un train d’enfer, nous dévorions le terrain, et les vagues silhouettes des objets s’envolaient à droite et à gauche avec une rapidité fantasmagorique. Je n’ai jamais vu de mules plus emportées, plus rétives et plus farouches ; à chaque relais, il fallait une armée de muchachos pour en accrocher une à la voiture. Ces diaboliques bêtes sortaient de l’écurie debout sur leurs pieds de derrière, et ce n’était qu’au moyen d’une grappe de postillons suspendus à leur licou qu’on parvenait à les réduire à l’état de quadrupède. Je crois que ce qui leur inspirait cette ardeur endiablée était l’idée de la nourriture qui les attendait à la prochaine venta, car elles étaient d’une maigreur effrayante. En partant d’un petit village, elles se mirent à ruer, à sauter si bien, que leurs jambes se prirent dans les traits : alors ce fut un salmis de ruades, de coups de bâton inimaginables ; toute la file tomba, et un malheureux postillon qui se trouvait en tête, monté sur un cheval qui probablement n’avait jamais été attelé, fut retiré de dessous ce monceau presque aplati et rendant le sang par le nez. Sa maîtresse, qui assistait au départ, poussait des cris à fendre l’âme, et tels que je n’aurais pas cru qu’il en pût sortir d’une poitrine humaine. Enfin on parvint à débrouiller les cordes, à remettre les mules sur leurs pieds ; un autre postillon prit la place du blessé,