Page:Gautier - Voyage en Espagne.djvu/60

Cette page a été validée par deux contributeurs.
54
VOYAGE EN ESPAGNE.

quets de fleurs, quelques gerbes de plantes poussent çà et là, un peu au hasard et dans un désordre pittoresque. Le prieur, vieillard à figure noble et mélancolique, accoutré de vêtements ressemblant le plus possible à un froc (il n’est pas permis aux moines de garder leur costume), nous reçut avec beaucoup de politesse et nous fit asseoir autour du brasero, car il ne faisait pas très chaud, et nous offrit des cigarettes et des azucarillos avec de l’eau fraîche. Un livre était ouvert sur la table ; je me permis d’y jeter les yeux : c’était la Bibliotheca cartuxiana, recueil de tous les passages de différents auteurs faisant l’éloge de l’ordre et de la vie des chartreux. Les marges étaient annotées de sa main avec cette bonne vieille écriture de prêtre, droite, ferme, un peu grosse, qui dit tant de choses à la pensée, et qu’un mondain hâté et convulsif ne saurait avoir. Ainsi ce pauvre vieux moine, laissé là par pitié dans ce couvent abandonné dont les voûtes vont bientôt s’écrouler sur sa fosse inconnue, rêvait encore la gloire de son ordre, et d’une main tremblante inscrivait sur les feuilles blanches du livre quelque passage oublié ou nouvellement recueilli.

Le cimetière est ombragé par deux ou trois grands cyprès, comme il y a dans les cimetières turcs : cet enclos funèbre contient quatre cent dix-neuf chartreux morts depuis la construction du couvent ; une herbe épaisse et touffue couvre ce terrain, où l’on ne voit ni tombe, ni croix, ni inscription ; ils gisent là confusément, humbles dans la mort comme ils l’ont été dans la vie. Ce cimetière anonyme a quelque chose de calme et de silencieux qui repose l’âme ; une fontaine, placée au centre, pleure, avec ses larmes limpides comme de l’argent, tous ces pauvres morts oubliés ; je bus une gorgée de cette eau filtrée par les cendres de tant de saints personnages ; elle était pure et glaciale comme la mort.

Mais, si la demeure des hommes est pauvre, celle de Dieu est riche. Dans le milieu de la nef sont placés les tombeaux de don Juan II et de la reine Isabelle, sa femme.