Page:Gautier - Voyage en Espagne.djvu/56

Cette page a été validée par deux contributeurs.
50
VOYAGE EN ESPAGNE.

pourpre contraste avec la blancheur exsangue et bleuâtre de la peau, les vertèbres tranchées par le cimeterre du bourreau, les marques violentes imprimées par les verges et les fouets des tourmenteurs, les plaies béantes qui vomissent l’eau et le sang par leur bouche livide : tout est rendu avec une épouvantable vérité. Ribera a peint, dans ce genre, des choses à faire reculer d’horreur el verdugo lui-même, et il faut réellement l’affreuse beauté et l’énergie diabolique qui caractérisent ce grand maître pour supporter cette féroce peinture d’écorcherie et d’abattoir, qui semble avoir été faite pour des cannibales par un valet de bourreau. Il y a vraiment de quoi dégoûter d’être martyr, et l’ange avec sa palme paraît une faible compensation pour de si atroces tourments. Encore Ribera refuse-t-il bien souvent cette consolation à ses torturés, qu’il laisse se tordre comme des tronçons de serpent dans une ombre fauve et menaçante que nul rayon divin n’illumine.

Le besoin du vrai, si repoussant qu’il soit, est un trait caractéristique de l’art espagnol : l’idéal et la convention ne sont pas dans le génie de ce peuple, dénué complètement d’esthétique. La sculpture n’est pas suffisante pour lui : il lui faut des statues coloriées, des madones fardées et revêtues d’habits véritables. Jamais, à son gré, l’illusion matérielle n’est portée assez loin, et cet amour effréné du réalisme lui fait souvent franchir le pas qui sépare la statuaire du cabinet de figures de cire de Curtius.

Le célèbre christ si révéré de Burgos, que l’on ne peut voir qu’après avoir allumé les cierges, est un exemple frappant de ce goût bizarre : ce n’est plus de la pierre ni du bois enluminé, c’est une peau humaine (on le dit du moins), rembourrée avec beaucoup d’art et de soin. Les cheveux sont de véritables cheveux, les yeux ont des cils, la couronne d’épines est en vraie ronce, aucun détail n’est oublié. Rien n’est plus lugubre et plus inquiétant à voir que ce long fantôme crucifié, avec son faux air de vie et son immobilité morte ; la peau, d’un ton rance et bistré,