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VOYAGE EN ESPAGNE.

lampes tremblotaient sinistrement jaunes et enfumées comme des étoiles dans du brouillard. Je ne sais quelle fraîcheur sépulcrale me saisissait l’épiderme, et ce ne fut pas sans un léger sentiment de peur que j’entendis murmurer par une voix lamentable, tout près de moi, la formule sacramentelle : Caballero, una limosina por amor de Dios. C’était un pauvre diable de soldat blessé qui nous demandait la charité. Ici les soldats mendient, action qui a son excuse dans leur misère profonde, car ils sont payés fort irrégulièrement. Dans l’église de Vittoria, je fis connaissance avec ces effrayantes sculptures en bois colorié dont les Espagnols font un si étrange abus.

Après un souper (cena) qui nous fit regretter celui d’Astigarraga, l’idée nous vint d’aller au spectacle : nous avions été affriandés, en passant, par une pompeuse affiche annonçant une représentation extraordinaire d’Hercules français, qui devait se terminer par un certain baile nacional (danse du pays) qui nous paraissait gros de cachuchas, de boléros, de fandangos et autres danses endiablées.

Les théâtres, en Espagne, n’ont généralement pas de façade, et ne se distinguent des autres maisons que par les deux ou trois quinquets fumeux accrochés à la porte. Nous prîmes deux stalles d’orchestre, qu’on nomme places de lunette (asientos de luneta), et nous nous enfournâmes bravement dans un couloir dont le sol n’était ni planchéié ni carrelé, mais en simple terre naturelle. On ne se gêne guère plus avec les murailles des couloirs qu’avec les murs des monuments publics qui portent l’inscription : Défense, sous peine d’amende, de déposer, etc., etc. Mais, en nous bouchant bien hermétiquement le nez, nous arrivâmes à nos places seulement asphyxiés à demi. Ajoutez à cela qu’on fume perpétuellement pendant les entr’actes, et vous n’aurez pas une idée bien balsamique d’un théâtre espagnol.

L’intérieur de la salle est cependant plus confortable