Page:Gautier - Voyage en Espagne.djvu/300

Cette page a été validée par deux contributeurs.
294
VOYAGE EN ESPAGNE.

trait légèrement paradoxale à l’endroit d’un voleur de grand chemin, est partagée en Andalousie par les gens les plus honorables. L’Espagne est restée arabe sur ce point, et les bandits y passent facilement pour des héros, rapprochement moins bizarre qu’il ne semble d’abord, surtout dans les contrées du Midi, où l’imagination est si impressionnable ; le mépris de la mort, l’audace, le sang-froid, la détermination prompte et hardie, l’adresse et la force, cette espèce de grandeur qui s’attache à l’homme en révolte contre la société, toutes ces qualités, qui agissent si puissamment sur les esprits encore peu civilisés, ne sont-elles pas celles qui font les grands caractères, et le peuple a-t-il si tort de les admirer chez ces natures énergiques, bien que l’emploi en soit condamnable ?

Le chemin de traverse que nous suivions montait et descendait d’une façon assez abrupte à travers un pays bossué de collines et sillonné d’étroites vallées dont le fond était occupé par des lits de torrents à sec et tout hérissés de pierres énormes qui nous causaient d’atroces soubresauts, et arrachaient des cris aigus aux femmes et aux enfants. Chemin faisant, nous remarquâmes quelques effets de soleil couchant d’une poésie et d’une couleur admirables. Les montagnes prenaient dans l’éloignement des teintes pourpres et violettes, glacées d’or, d’une chaleur et d’une intensité extraordinaires ; l’absence complète de végétation imprimait à ce paysage, uniquement composé de terrains et de ciels, un caractère de nudité grandiose et d’âpreté farouche dont l’équivalent n’existe nulle part, et que les peintres n’ont jamais rendu. L’on fit halte quelques heures, à l’entrée de la nuit, dans un petit hameau de trois ou quatre maisons, pour laisser reposer les mules et nous permettre de prendre quelque nourriture. Imprévoyants comme des voyageurs français, quoiqu’un séjour de cinq mois en Espagne eût dû nous rendre plus sages, nous n’avions emporté de Malaga aucune provision ; aussi fûmes-nous obligés de souper de pain sec et de vin blanc