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VOYAGE EN ESPAGNE.

La manière de tuer de Montès est remarquable par la précision, la sûreté et l’aisance de ses coups ; avec lui, toute idée de danger s’évanouit ; il a tant de sang-froid, il est si maître de lui-même, il paraît si certain de sa réussite, que le combat ne semble plus qu’un jeu ; peut-être même l’émotion y perd-elle. Il est impossible de craindre pour sa vie ; il frappera le taureau où il voudra, quand il voudra, comme il voudra. Les chances du duel sont par trop inégales ; un matador moins habile produit quelquefois un effet plus saisissant par les risques et les chances qu’il court. Ceci paraîtra sans doute d’une barbarie bien raffinée ; mais les aficionados, tous ceux qui ont vu des courses et qui se sont passionnés pour un taureau franc et brave, nous comprendront assurément. Un fait qui se passa le dernier jour des courses prouvera la vérité de notre assertion, et fit voir un peu durement à Montès jusqu’à quel point le public espagnol poussait l’esprit d’impartialité envers les hommes et envers les bêtes.

Un magnifique taureau noir venait d’être lâché dans la place. À la manière brusque dont il était sorti du toril, les connaisseurs en avaient conçu la plus haute opinion. Il réunissait toutes les qualités d’un taureau de combat : ses cornes étaient longues, aiguës, les pointes bien tournées ; les jambes sèches, fines et nerveuses, promettaient une grande légèreté ; son large fanon, ses flancs développés, indiquaient une force immense. Aussi portait-il dans le troupeau le nom de Napoléon, comme le seul nom qui pût qualifier sa supériorité incontestable. Sans la moindre hésitation, il fondit sur le picador posté auprès des tablas, le renversa avec son cheval, qui resta mort sur le coup, puis s’élança sur le second, qui ne fut pas plus heureux, et qu’on eut à peine le temps de faire passer par-dessus les barrières, tout moulu et tout froissé de sa chute. En moins d’un quart d’heure, sept chevaux éventrés gisaient sur le sable ; les chulos n’agitaient que de bien loin leurs capes de couleur, et ne perdaient pas de vue les palis-