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VOYAGE EN ESPAGNE.

de Madrid ; et quitter l’Espagne sans avoir vu Montès, c’est quelque chose d’aussi sauvage et d’aussi barbare que de s’en aller de Paris sans avoir entendu mademoiselle Rachel. Bien que par le tracé de notre itinéraire nous dussions nous rendre à Cordoue, nous ne pûmes résister à cette tentation, et nous résolûmes de pousser une pointe sur Malaga, malgré la difficulté de la route et le peu de temps qui nous restait pour la faire.

Il n’y a pas de diligence de Grenade à Malaga, les seuls moyens de transport sont les galeras ou les mules : nous choisîmes les mules comme plus sûres et plus promptes, car nous devions prendre les chemins de traverse dans les Alpujarras, afin d’arriver le matin même de la course.

Nos amis de Grenade nous indiquèrent un cosario (conducteur de convoi), nommé Lanza, gaillard de belle mine, fort honnête homme et très intime avec les bandits. Cela semblerait en France une médiocre recommandation, mais il n’en est pas de même au-delà des monts. Les muletiers et les conducteurs de galeras connaissent les voleurs, passent des marchés avec eux, et moyennant une redevance de tant par tête de voyageur ou par convoi, selon les conditions, ils obtiennent le passage libre, et ne sont pas arrêtés. Ces arrangements sont tenus de part et d’autre avec une scrupuleuse probité, si un tel mot n’est pas trop dépaysé dans de pareilles transactions. Quand le chef de la troupe qui tient le chemin se retire à indulto[1], ou pour un motif quelconque cède à un autre son fonds et sa clientèle, il a soin de présenter officiellement à son successeur les cosarios qui lui payent la contribution noire, afin qu’ils ne soient pas molestés par mégarde ; de cette façon, les voyageurs sont sûrs de n’être pas dépouillés, et les voleurs évitent les risques d’une attaque et d’une

  1. Être reçu à indulto se dit d’un brigand qui fait sa soumission volontairement et que l’on amnistie.