quer au fond du bassin de larges tâches rougeâtres, accusations indélébiles laissées par les victimes contre la cruauté de leurs bourreaux. Malheureusement, les érudits prétendent que les Abencérages et les Zégris n’ont jamais existé. Je m’en rapporte complètement là-dessus aux romances, aux traditions populaires et à la nouvelle de M. de Chateaubriand, et je crois fermement que les empreintes empourprées sont du sang et non de la rouille.
Nous avions établi notre quartier général dans la cour des Lions ; notre ameublement consistait en deux matelas qu’on roulait le jour dans quelque coin, en une lampe de cuivre, une jarre de terre et quelques bouteilles de vin de Jérès que nous mettions rafraîchir dans la fontaine. Nous couchions tantôt dans la salle des Deux Sœurs, tantôt dans celle des Abencérages, et ce n’était pas sans quelque légère appréhension, qu’étendu sur mon manteau, je regardais tomber, par les ouvertures de la voûte, dans l’eau du bassin et sur le pavé luisant, les rayons blancs de la lune tout étonnés de se croiser avec la flamme jaune et tremblotante d’une lampe.
Les traditions populaires réunies par Washington Irving, dans ses Contes de l’Alhambra, me revenaient en mémoire ; les histoires du Cheval sans tête et du Fantôme velu, rapportées gravement par le père Echeverria, me paraissaient extrêmement probables, surtout quand la lumière était soufflée. La vraisemblance des légendes paraît beaucoup plus grande la nuit, dans ces ténèbres traversées de reflets incertains qui prêtent à tous les objets vaguement ébauchés des apparences fantastiques : le doute est fils du jour, la foi est fille de la nuit, et ce qui m’étonne, moi, c’est que saint Thomas ait cru au Christ, après avoir mis le doigt dans sa plaie. Je ne suis pas sûr de n’avoir pas vu les Abencérages se promener le long des galeries au clair de lune portant leur tête sous le bras : toujours est-il que les ombres des colonnes prenaient des formes diablement suspectes, et que la brise, en passant dans les arcades,