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VOYAGE EN ESPAGNE.

Grenade, qui était dans la diligence avec nous, prit pitié de mon martyre et me donna quelques tranches de jambon de la Manche cuit au sucre, et un morceau de pain qu’elle tenait en réserve dans une des poches de la voiture. Que ce jambon lui soit rendu au centuple dans l’autre monde !

Non loin de cette venta, sur la droite de la route, se dressaient des piliers où étaient exposées trois ou quatre têtes de malfaiteurs : spectacle toujours rassurant et qui prouve que l’on est en pays civilisé.

La route s’élevait en faisant de nombreux zigzags. Nous allions passer le Puerto de los Perros : c’est une gorge étroite, une brèche faite dans le mur de la montagne par un torrent qui laisse tout juste la place de la route qui le côtoie. Le Puerto de los Perros (passage des chiens) est ainsi nommé parce que c’est par là que les Maures vaincus sortirent de l’Andalousie, emportant avec eux le bonheur et la civilisation de l’Espagne. L’Espagne, qui touche à l’Afrique comme la Grèce à l’Asie, n’est pas faite pour les mœurs européennes. Le génie de l’Orient y perce sous toutes les formes, et il est fâcheux peut-être qu’elle ne soit pas restée moresque ou mahométane.

On ne saurait rien imaginer de plus pittoresque et de plus grandiose que cette porte de l’Andalousie. La gorge est taillée dans d’immenses roches de marbre rouge dont les assises gigantesques se superposent avec une sorte de régularité architecturale ; ces blocs énormes aux larges fissures transversales, veines de marbre de la montagne, sorte d’écorché terrestre où l’on peut étudier à nu l’anatomie du globe, ont des proportions qui réduisent à l’état microscopique les plus vastes granits égyptiens. Dans les interstices se cramponnent des chênes verts, des lièges énormes, qui ne semblent pas plus grands que des touffes d’herbe à un mur ordinaire. En gagnant le fond de la gorge, la végétation va s’épaississant et forme un fourré impénétrable à travers lequel on voit par places luire l’eau diamantée du torrent. L’escarpement est si abrupt du