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VOYAGE EN ESPAGNE.

Ce sont des figures contournées, grimaçantes, des crânes à demi pelés, des flancs entr’ouverts, qui laissent voir, à travers le grillage des côtes, des poumons desséchés et flétris comme des éponges : ici, la chair s’est réduite en poudre et l’os perce ; là, n’étant plus soutenue par les fibres du tissu cellulaire, la peau parcheminée flotte autour du squelette comme un second suaire ; aucune de ces têtes n’a le calme impassible que la mort imprime comme un cachet suprême à tous ceux qu’elle touche ; les bouches bâillent affreusement, comme si elles étaient contractées par l’incommensurable ennui de l’éternité, ou ricanent de ce rire sardonique du néant qui se moque de la vie ; les mâchoires sont disloquées, les muscles du cou gonflés ; les poings se crispent furieusement ; les épines dorsales se cambrent avec des torsions désespérées. On dirait qu’ils sont irrités d’avoir été tirés de leurs tombes et troublés dans leur sommeil par la curiosité profane.

Le gardien nous montra un général tué en duel, ― la blessure, large bouche aux lèvres bleues qui rit à son côté, se distingue parfaitement, ― un portefaix qui expira subitement en levant un poids énorme, une négresse qui n’est pas beaucoup plus noire que les blanches placées près d’elle, une femme qui a encore toutes ses dents et la langue presque fraîche, puis une famille empoisonnée par des champignons, et, pour suprême horreur, un petit garçon qui, selon toute apparence, doit avoir été enterré vivant.

Cette figure est sublime de douleur et de désespoir ; jamais l’expression de la souffrance humaine n’a été portée plus loin : les ongles s’enfoncent dans la paume des mains ; les nerfs sont tendus comme des cordes de violon sur le chevalet ; les genoux font des angles convulsifs ; la tête se rejette violemment en arrière ; le pauvre petit, par un effort inouï, s’est retourné dans son cercueil.

L’endroit où ces morts sont réunis est un caveau à voûte