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VOYAGE EN ESPAGNE.

sa dernière pointe, s’avança jusqu’à une vingtaine de lieues de Madrid, et, ayant surpris un village près d’Aranda, il s’amusa à casser les dents à l’ayuntamiento et à l’alcade, et termina le divertissement en faisant clouer des fers de cheval aux pieds et aux mains d’un curé constitutionnel. Comme je témoignais mon étonnement de la tranquillité parfaite avec laquelle on apprenait cette nouvelle, on me répondit que c’était dans la Castille-Vieille, et qu’alors il n’y avait pas lieu à s’en occuper. Cette réponse résume toute la situation de l’Espagne, et donne la clef de bien des choses qui nous paraissent incompréhensibles, vues de France. En effet, pour un habitant de la Castille-Nouvelle, ce qui se passe dans la Castille-Vieille est aussi indifférent que ce qui se fait dans la lune. L’Espagne n’existe pas encore au point de vue unitaire : ce sont toujours les Espagnes, Castille et Léon, Aragon et Navarre, Grenade et Murcie, etc. ; des peuples qui parlent des dialectes différents et ne peuvent se souffrir. En étranger naïf, je me récriai sur un pareil raffinement de cruauté, mais on me fit observer que le curé était un curé constitutionnel, ce qui atténuait beaucoup la chose. Les victoires d’Espartero, victoires qui nous semblent médiocres, à nous autres accoutumés aux colossales batailles de l’Empire, servent fréquemment de texte aux politiques de la Puerta del Sol. À la suite de ces triomphes où l’on a tué deux hommes, fait trois prisonniers et saisi un mulet chargé d’un sabre et d’une douzaine de cartouches, l’on illumine et l’on fait à l’armée des distributions d’oranges ou de cigares qui produisent un enthousiasme facile à décrire. Autrefois, et encore aujourd’hui, les grands seigneurs allaient dans les boutiques qui avoisinent la Puerta del Sol, se faisaient donner une chaise, et restaient là une grande partie de la journée, causant avec les pratiques, au grand déplaisir du marchand, affligé d’une telle marque de familiarité.

Entrons, s’il vous plaît, à la poste, pour voir s’il n’y a