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ble pour une oreille d’acteur ; mais ce sifflet inquiétant partait des poumons d’airain de la locomotive, lâchant son jet de vapeur stridente, car le spectacle n’interrompait nullement le service du chemin de fer ; les trains s’arrêtaient à quelques pas de la toile de fond, qu’ils regardaient comme avec stupeur de leurs grands yeux rouges. Des voyageurs sortaient des wagons, traînant leurs sacs de nuit, et, sur le trottoir de la gare, Arlequin et Colombine, se tenant par le bout du doigt, attendaient leur réplique pour faire leur entrée. Ô Carlo Gozzi, que t’en semble ? Colombine, avec son jupon court à taillades, Arlequin, avec son museau bergamasque, ces êtres de la fantaisie et du caprice mêlés de la sorte à la réalité la plus mathématique ! Figurez-vous Joseph Prudhomme à moitié endormi du voyage, se rencontrant nez à nez à la gare avec deux masques de la comédie italienne, et leur disant de sa voix de basse : « Pardon, belle dame ! excusez, monsieur ! » C’est là un des caractères du temps ; le chariot de Thespis, la charrette du Roman comique sont remplacés par la locomotive ; l’Étoile et la Rancune jouent, non dans des granges, mais dans des gares !