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de volupté que nous causèrent quelques gorgées d’une eau fraîche et limpide qui jaillissait d’une fontaine au nord du chemin. Tout cela en soi n’a rien de fort agréable ; pourquoi s’en souvient-on avec tant de charme ? Ces difficultés, cette fatigue donnaient la conscience du voyage. Le mode de transport, le temps qu’il exigeait étaient proportionnés à l’échelle humaine. On agissait un peu par soi-même ; on éprouvait un certain orgueil d’avoir mené à bien une excursion périlleuse ou lassante, demandant du courage et de la vigueur. Peut-être les civilisations extrêmes, avec les puissants moyens dont elles disposent, ont-elles le tort de supprimer dans la nature l’obstacle, et dans l’individu l’effort. Elles font aussi disparaître le danger et vous préservent de tout risque : on n’a qu’à se remettre entre les mains du seigneur Progrès, il se charge de vous ; il vous déposera à la gare comme les colis, à moins cependant que sa locomotive ne déraille ; ce qui est infiniment rare, il faut l’avouer.

Cinquante-sept kilomètres ne sont sur un chemin de fer qu’une petite promenade, et le temps de soutenir deux ou trois paradoxes, nous étions arrivés. L’Escorial dessinait sa silhouette pâle du fond violet de la montagne, entre quelques arbres grillés des feux de la canicule