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Faudra-t-il donc, parce que je vous ai plu, que je ne puisse laisser tomber un regard qui ne soit un arrêt de mort ? Ferez-vous toujours la solitude autour de moi ? Vous avez estropié ce pauvre Luca, un brave garçon qui m’amusait et me faisait rire, et blessé grièvement Ginès, votre ami, parce qu’il m’avait effleuré la main : croyez-vous que tout cela arrange beaucoup vos affaires ? Aujourd’hui vous faites des extravagances dans le cirque ; pendant que vous m’espionnez, vous laissez arriver les taureaux sur vous, et donnez une pitoyable estocade !

— Mais c’est que je t’aime, Militona, de toutes les forces de mon âme, avec toute la fougue de ce sang qui calcine mes veines : c’est que je ne vois que toi au monde, et que la corne d’un taureau m’entrant dans la poitrine ne me ferait pas détourner la tête quand tu souris à un autre homme. Je n’ai pas les manières douces, c’est vrai, car j’ai passé ma jeunesse à lutter corps à corps avec les bêtes farouches ; tous les jours je tue et m’expose à être tué ; je ne puis pas avoir la douceur de ces petits jeunes gens délicats et minces comme des femmes, qui perdent leur temps à se faire friser et à lire les journaux ! Au moins si tu n’es pas à moi, tu ne seras pas à d’autres ! » reprit Juancho après une pause, en frappant la table avec force, et comme résumant par ce coup de poing son monologue intérieur.