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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

percevrais pas toutes ces petites choses, et je n’aurais pas le temps de regarder mon âme au microscope, comme je le fais toute la journée. Le bruit de l’action ferait envoler cet essaim de pensées oisives qui voltigent dans ma tête et m’étourdissent du bourdonnement de leurs ailes : au lieu de poursuivre des fantômes, je me colletterais avec des réalités ; je ne demanderais aux femmes que ce qu’elles peuvent donner : — du plaisir, — et je ne chercherais pas à embrasser je ne sais quelle fantastique idéalité parée de nuageuses perfections. — Cette tension acharnée de l’œil de mon âme vers un objet invisible m’a faussé la vue. Je ne sais pas voir ce qui est, à force d’avoir regardé ce qui n’est pas, et mon œil si subtil pour l’idéal est tout à fait myope dans la réalité ; — ainsi, j’ai connu des femmes que tout le monde assure être ravissantes, et qui ne me paraissent rien moins que cela. — J’ai beaucoup admiré des peintures généralement jugées mauvaises, et des vers bizarres ou inintelligibles m’ont fait plus de plaisir que les plus galantes productions. — Je ne serais pas étonné qu’après avoir tant adressé de soupirs à la lune et regardé les étoiles entre les deux yeux, après avoir tant fait d’élégies et d’apostrophes sentimentales, je ne devienne amoureux de quelque fille de joie bien ignoble ou de quelque femme laide et vieille ; — ce serait une belle chute. — La réalité se vengera peut-être ainsi du peu de soin que j’ai mis à lui faire la cour : — cela ne serait-il pas bien fait, si j’allais m’éprendre d’une belle passion romanesque pour quelque maritorne ou quelque abominable gaupe ? Me vois-tu jouant de la guitare sous la fenêtre d’une cuisine et supplanté par un marmiton portant le roquet d’une vieille douairière crachant sa dernière dent ? — Peut-être aussi que, ne trouvant rien en ce monde qui soit digne de mon amour, je fini-