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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

cables dans le lieu où je me trouvais, comme de me faire apporter du vin et de me soûler, de la camper sur un de mes genoux et de lui baiser la gorge, — de relever le bord de sa jupe et de voir si sa jarretière était au-dessus ou au-dessous du genou, de chanter à tue-tête un refrain ordurier, de fumer une pipe ou de casser les carreaux : que sais-je ? — Toute la partie animale, toute la brute se soulevait en moi ; j’aurais très-volontiers craché sur l’Iliade d’Homère et je me serais mis à genoux devant un jambon. — Je comprends parfaitement aujourd’hui l’allégorie des compagnons d’Ulysse changés en pourceaux par Circé. Circé était probablement quelque égrillarde comme ma petite femme en rose.

Chose honteuse à dire, j’éprouvais un grand délice à me sentir gagné par l’abrutissement ; je ne m’y opposais pas, j’y aidais de toutes mes forces, tant la corruption est naturelle à l’homme, et tant il y a de boue dans l’argile dont il est pétri.

Cependant j’eus une minute peur de cette gangrène qui me gagnait, et je voulus quitter la corruptrice ; mais le parquet semblait avoir monté jusqu’à mes genoux, et j’étais comme enchâssé à ma place.

À la fin je pris sur moi de la quitter, et, la soirée étant fort avancée, je m’en retournai chez moi très-perplexe, très-troublé et ne sachant trop ce que je devais faire. — J’hésitais entre la prude et la galante, — Je trouvais de la volupté dans l’une et du piquant dans l’autre ; et, après un examen de conscience très-détaillé et très-approfondi, je m’aperçus non que je les aimais toutes les deux, mais que je les désirais toutes les deux, l’une autant que l’autre, avec assez de vivacité pour en prendre de la rêverie et de la préoccupation.

Selon toute apparence, ô mon ami ! j’aurai une de ces deux femmes, je les aurai peut-être toutes les deux,