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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

avez-vous fait de si belles chansons que la voix la plus douce qui nous dit : — Je t’aime ! — nous paraît rauque comme le grincement d’une scie ou le croassement d’un corbeau ? — Soyez maudits, imposteurs !… et puisse le feu du ciel brûler et détruire tous les tableaux, tous les poëmes, toutes les statues et toutes les partitions… Ouf ! voilà une tirade d’une longueur interminable, et qui sort un peu du style épistolaire. — Quelle tartine !

Je me suis joliment laissé aller au lyrisme, mon très-cher ami, et voilà déjà bien du temps que je pindarise assez ridiculement. Tout ceci est fort loin de notre sujet, qui est, si je m’en souviens bien, l’histoire glorieuse et triomphante du chevalier d’Albert au pourchas de Daraïde, la plus belle princesse du monde, comme disent les vieux romans. Mais en vérité, l’histoire est si pauvre que je suis forcé d’avoir recours aux digressions et aux réflexions. J’espère qu’il n’en sera pas toujours ainsi, et qu’avant peu le roman de ma vie sera plus entortillé et plus compliqué qu’un imbroglio espagnol.

Après avoir erré de rue en rue, je me décidai à aller trouver un de mes amis qui devait me présenter dans une maison, où, à ce qu’il m’a dit, on voyait un monde de jolies femmes, — une collection d’idéalités réelles, — de quoi satisfaire une vingtaine de poëtes. — Il y en a pour tous les goûts : — des beautés aristocratiques avec des regards d’aigle, des yeux vert de mer, des nez droits, des mentons orgueilleusement relevés, des mains royales et des démarches de déesse ; des lis d’argent montés sur des tiges d’or ; — de simples violettes aux pâles couleurs, au doux parfum, œil humide et baissé, cou frêle, chair diaphane ; — des beautés vives et piquantes ; des beautés précieuses, des beautés de tous les genres ; —