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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

un bel œil sous une jalousie, un front d’ivoire appuyé contre une vitre, une bouche souriant derrière un éventail. — Vous avez deviné un bras d’après la main, un genou d’après une cheville. Ce que vous voyiez était parfait : — vous supposiez le reste comme ce que vous voyiez, et vous l’acheviez avec les morceaux d’autres beautés enlevés ailleurs. — La beauté idéale, réalisée par les peintres, ne vous a pas même suffi, et vous êtes allé demander aux poëtes des contours encore plus arrondis, des formes plus éthérées, des grâces plus divines, des recherches plus exquises ; vous les aviez priés de donner le souffle et la parole à votre fantôme, tout leur amour, toute leur rêverie, toute leur joie et leur tristesse, leur mélancolie et leur morbidesse, tous leurs souvenirs et toutes leurs espérances, leur science et leur passion, leur esprit et leur cœur ; vous leur avez pris tout cela, et vous avez ajouté, pour mettre le comble à l’impossible, votre passion à vous, votre esprit à vous, votre rêve et votre pensée. L’étoile a prêté son rayon, la fleur son parfum, la palette sa couleur, le poëte son harmonie, le marbre sa forme, vous votre désir. — Le moyen qu’une femme réelle, mangeant et buvant, se levant le matin et se couchant le soir, si adorable et si pétrie de grâces qu’elle soit d’ailleurs, puisse soutenir la comparaison avec une pareille créature ! on ne peut raisonnablement l’espérer, et cependant on l’espère, on cherche. — Quel singulier aveuglement ! cela est sublime ou absurde. Que je plains et que j’admire ceux qui poursuivent à travers toute la réalité de leur rêve, et qui meurent contents, pourvu qu’ils aient baisé une fois leur chimère à la bouche ! Mais quel sort affreux que celui des Colombs qui n’ont pas trouvé leur monde, et des amants qui n’ont pas trouvé leur maîtresse !

Ah ! si j’étais poëte, c’est à ceux dont l’existence est