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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

Je ne t’envie pas ; — ne va pas croire cela au moins : mais je me trouve moins joyeux en pensant à ta félicité que je ne devrais l’être, et je me dis, en soupirant, que je voudrais bien jouir d’une félicité pareille.

Peut-être mon bonheur a-t-il passé à côté de moi, et je ne l’aurai pas vu, aveugle que j’étais ; peut-être la voix a-t-elle parlé, et le bruit de mes tempêtes m’aura empêché de l’entendre.

Peut-être ai-je été aimé obscurément par un humble cœur que j’aurai méconnu ou brisé ; peut-être ai-je été moi-même l’idéal d’un autre, le pôle d’une âme en souffrance, — le rêve d’une nuit et la pensée d’un jour. — Si j’avais regardé à mes pieds, peut-être y aurais-je vu quelque belle Madeleine avec son urne de parfums et sa chevelure éplorée. J’allais levant les bras au ciel, désireux de cueillir les étoiles qui me fuyaient, et dédaignant de ramasser la petite pâquerette qui m’ouvrait son cœur d’or dans la rosée et le gazon. J’ai commis une grande faute : j’ai demandé à l’amour autre chose que l’amour et ce qu’il ne pouvait pas donner. J’ai oublié que l’amour était nu, je n’ai pas compris le sens de ce magnifique symbole. — Je lui ai demandé des robes de brocart, des plumes, des diamants, un esprit sublime, la science, la poésie, la beauté, la jeunesse, la puissance suprême, — tout ce qui n’est pas lui ; — l’amour ne peut offrir que lui-même, et qui en veut tirer autre chose n’est pas digne d’être aimé.

Je me suis sans doute trop hâté : mon heure n’est pas venue ; Dieu qui m’a prêté la vie ne me la reprendra pas sans que j’aie vécu. À quoi bon donner au poëte une lyre sans cordes, à l’homme une vie sans amour ? Dieu ne peut pas commettre une pareille inconséquence ; et sans doute, au moment voulu, il mettra sur mon chemin celle que je dois aimer et dont je