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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

veilleuses pour me faire voir à celle que j’aime sous le jour le plus inattendu et le plus favorable. — On ferait un livre plus gros et plus ingénieux que les Stratagèmes de Polybe, de tous les stratagèmes que j’imagine pour m’introduire auprès d’elle et lui découvrir ma passion. Il suffirait le plus souvent de dire à un de mes amis : — Présentez-moi chez madame une telle, — et d’un compliment mythologique convenablement ponctué de soupirs.

À entendre tout cela, on me croirait propre à mettre aux Petites-Maisons ; je suis cependant assez raisonnable garçon, et je n’ai pas mis beaucoup de folies en action. Tout cela se passe dans les caves de mon âme, et toutes ces idées saugrenues sont ensevelies très-soigneusement au fond de moi ; du dehors on ne voit rien, et j’ai la réputation d’un jeune homme tranquille et froid, peu sensible aux femmes et indifférent aux choses de son âge ; ce qui est aussi loin de la vérité que le sont habituellement les jugements du monde.

Cependant, malgré toutes les choses qui m’ont rebuté, quelques-uns de mes désirs se sont réalisés, et, par le peu de joie que leur accomplissement m’a causé, j’en suis venu à craindre l’accomplissement des autres. Tu te souviens de l’ardeur enfantine avec laquelle je désirais avoir un cheval à moi ; ma mère m’en a donné un tout dernièrement ; il est noir d’ébène, une petite étoile blanche au front, à tous crins, le poil luisant, la jambe fine, précisément comme je le voulais. Quand on me l’a amené, cela m’a fait un tel saisissement, que je suis resté un grand quart d’heure tout pâle, sans me pouvoir remettre ; puis j’ai monté dessus, et, sans dire un seul mot, je suis parti au grand galop, et j’ai couru plus d’une heure devant moi à travers champs dans un ravissement difficile à concevoir : j’en ai fait tous les jours autant pendant plus d’une semaine, et je ne sais pas,