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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

main aujourd’hui, demain l’autre, puis le pied, puis la jambe et le genou jusqu’à la jarretière exclusivement, et ces vertus intraitables toujours prêtes à se pendre à la sonnette, si l’on dépasse d’une ligne le terrain qu’elles ont résolu de laisser prendre ce jour-là, — Cela me fait rire de voir ces Lucrèces méthodiques qui marchent à reculons avec les signes du plus virginal effroi, et jettent de temps en temps un regard furtif par-dessus leur épaule pour s’assurer si le sofa où elles doivent tomber est bien directement derrière elles. — C’est un soin que je ne saurais prendre.

Je n’aime pas d’Albert, du moins dans le sens que je donne à ce mot, mais j’ai certainement du goût et du penchant pour lui ; — son esprit me plaît et sa personne ne me rebute pas : il n’est pas beaucoup de gens dont je puisse en dire autant. Il n’a pas tout, mais il a quelque chose ; — ce qui me plaît en lui, c’est qu’il ne cherche pas à s’assouvir brutalement comme les autres hommes ; il a une perpétuelle aspiration et un souffle toujours soutenu vers le beau, — vers le beau matériel seulement, il est vrai, mais c’est encore un noble penchant, et qui suffit à le maintenir dans les pures régions. — Sa conduite avec Rosette prouve de l’honnêteté de cœur, honnêteté plus rare que l’autre, s’il est possible.

Et puis, s’il faut que je te le dise, je suis possédée des plus violents désirs, — je languis et je meurs de volupté ; — car l’habit que je porte, en m’engageant dans toute sorte d’aventures avec les femmes, me protége trop parfaitement contre les entreprises des hommes ; une idée de plaisir qui ne se réalise jamais flotte vaguement dans ma tête, et ce rêve plat et sans couleur me fatigue et m’ennuie. — Tant de femmes posées dans le plus chaste milieu mènent une vie de prostituées ! et moi, par un contraste assez bouffon, je reste chaste et vierge