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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

même, au moins personne n’en jouissait : idée toujours consolante, quoi qu’en puissent dire tous les sots détracteurs de l’égoïsme.

Je me proposais de la conserver aussi longtemps que possible dans l’ignorance où elle était, et de la garder auprès de moi jusqu’à ce qu’elle ne voulût plus y rester ou que j’eusse trouvé à lui assurer un sort.

Sous son costume de petit garçon, je l’emmenais dans tous mes voyages, à droite et à gauche ; ce genre de vie lui plaisait singulièrement, et l’agrément qu’elle y prenait l’aidait à en supporter les fatigues. — Partout on me complimentait sur l’exquise beauté de mon page, et je ne doute pas qu’il n’ait fait naître à beaucoup de monde l’idée précisément inverse de ce qui était. Plusieurs même cherchèrent à s’en éclaircir ; mais je ne laissais la petite parler à personne, et les curieux furent tout à fait désappointés.

Tous les jours je découvrais dans cette aimable enfant quelque nouvelle qualité qui me la faisait chérir davantage et m’applaudir de la résolution que j’avais prise. — Assurément les hommes n’étaient pas dignes de la posséder, et il eût été déplorable que tant de charmes du corps et de l’âme eussent été livrés à leurs appétits brutaux et à leur cynique dépravation.

Une femme seule pouvait l’aimer assez délicatement et assez tendrement. — Un côté de mon caractère, qui n’eût pu se développer dans une autre liaison et qui se mit tout à fait au jour dans celle-ci, c’est le besoin et l’envie de protéger, ce qui est habituellement l’affaire des hommes. Il m’eût extrêmement déplu, si j’eusse pris un amant, qu’il se donnât des airs de me défendre, par la raison que c’est un soin que j’aime à prendre avec les gens qui me plaisent, et que mon orgueil se trouve beaucoup mieux du premier rôle que du